🦙 Avec Quoi Manger De La Gelée De Vin

Commentcuisiner: Dissoudre la gélatine dans de l'eau chaude et laisser reposer 20 à 30 minutes. Faire bouillir de l'eau et y dissoudre le sucre. Hacher grossièrement la pulpe d'orange. Ajouter la pulpe d'agrumes, le vin et la vanilline à l'eau avec le sucre. Faire bouillir pendant deux minutes et retirer du feu. Passezle tout au chinois étamine, faites chauffer à nouveau, 60°C minimum, hors du feu, ajoutez-y la gélatine réhydratée, bien mélanger, ajoutez le vin, bien mélanger. Une fois la gelée froide mais liquide, versez-là délicatement sur le blanc-manger maximum 0,5 cm d’épaisseur. Laissez le tout prendre au frigo. 1pincée de sel colorant violet Pour la gelée de vin aux épices: 3/4 de litre de vin rouge (j'ai choisi un Bergerac) 150 g de sucre complet de canne de chez Ethiquable 2 gousses de vanille (fendues en 2) Une pincée de cannelle 3 clous de girofle 4 grains de poivre noir 1 orange De l' Agar-agar (3 g) Réalisation Difficulté Préparation Cuisson Repos Préparationdes ingrédients. Lavez les citrons et coupez-les en fines lamelles. Récupérez les pépins et nouez-les dans une mousseline. Réservez. Mettez-les dans une casserole avec 2 litres d’eau, et le romarin, portez à ébullition laissez cuire 10 minutes et laissez reposer une journée. Filtrez et pressez les lamelles de citron dans Stimulervotre immunité. La gelée royale pourrait vous contribuer à stimuler votre système immunitaire. De nombreuses études menées in vitro ont montré que la gelée royale avait une activité immunostimulante (7,8) et immunomodulatrice (9). En pratique, des chercheurs danois ont testé l’effet de la gelée royale sur des enfants Lagelée de raisins est facile à faire et nécessite seulement des raisins, du sucre et un peu de pectine. Comment ajouter des grains de raisin dans des salades? Ajoutez des grains de raisin dans des salades : avec de la laitue, du cresson, du fenouil, des noix, du jambon fumé Des sauces : Cuits avec la viande, les grains de raisin lui serviront de jus de cuisson. Avec un rôti de Avecde la semoule, du riz, du quinoa, de la pomme de terre, la farce des légumes peut être légère et savoureuse à la fois. Accompagnement du barbecue : Dansune cocotte, faîtes fondre le beurre, ajoutez le lapin, le thym, le laurier, l'oignon, la carotte, l'ail. Salez, poivrez et faîtes dorer à feu vif de chaque côté pendant 10 minutes. 3. Déglaçez en versant le cidre et lorsque l'ébullition reprend, faîtes mijoter à feu très doux et à couvert pendant 1h30 en retournant le lapin de 04juin 2020 Joie de recevoir. Après deux mois et demi d'intense frustration où je n'ai cuisiné que pour moi-même – et je ne peux pas dire que je me gâte particulièrement même si je me refuse à manger mauvais – cela relève de la nécessité intérieure de mettre les petits plats dans les grands et de passer 2 jours aux fourneaux pour concocter un vrai repas qui réjouira Laméthode spécifique du vin de la gelée est: prendre une quantité appropriée d’eau à bouillir, puis ajouter une quantité appropriée de gomme kara à l’eau, remuer jusqu’à ce que la gomme kara soit dissoute, puis ajouter le jus, le sucre , l’eau froide et le vin de vodka à l’intérieur (le jus de fruits et le vin peuvent être associés selon votre propre goût). Bien 250g farine. 3 œufs. 100 g de beurre. 10 g de levure. 5 cl eau. Faire cuire le murçon à l’eau. Le laisser refroidir et enlever la peau. Faire la pâte en commençant par le levain avec ¼ de la farine, la levure et l’eau tiède. Dans un saladier mélanger le reste de la farine, sel et 2 œufs. 15oct. 2021 - De la gelée de verveine un petit nectar en bouche. J’ai un assez beau pieds au jardin que j’utilise pour les infusions et après avoir fait encore cette Ingrédientspour obtenir un peu plus d'1 kg de gelée soit 3 pots de 375 g : Triez les mûres, rincez-les à l'eau fraîche et égrappez-les. Placez-les dans une casserole, ajoutez 20 cl d'eau et faites cuire à feu doux pendant 15 minutes environ, tout en écrasant légèrement les fruits à l'aide d'une écumoire afin qu'ils éclatent. Levin de glace est, comme son nom l’indique, en lien avec les gelées d’hiver. A la fin du XVIIIe siècle, une vague de froid, causant des gelées précoces, surprit les vignerons autrichiens et allemands : leurs raisins mûrs étaient glacés. Ils durent ainsi presser ces raisins rouges ou blancs, et le résultat créa le vin de glace. Lesvins de Sauternes sont entourés d’un certain paradoxe puisque de très nombreux amateurs avouent volontiers apprécier le sauternes, alors que les châteaux de la région ont souvent le plus grand mal à écouler leur production. Le problème vient peut-être de la méconnaissance de la large possibilité d’accords mets et vins qu’ils offrent. Et pourtant, les QZbAj4I. Table des matières NOTE DU TRADUCTEUR NOTE DE L’AUTEUR PRÉFACE FAMILIÈRE I II III IV V VI VII Ce livre numérique À VALERY LARBAUD en souvenir de l’auteur qui l’aimait, en témoignage de l’affection du traducteur. NOTE DU TRADUCTEUR Ce livre, écrit au cours des années 1908 et 1909 à Someries, Aldington Kent parut d’abord sous le titre de Some Reminiscences, dans l’ English Review » du numéro de décembre 1908 au numéro de juin 1909 inclusivement. Lors de cette publication, l’ouvrage était divisé en deux parties la première se terminant avec le chapitre IV. Cette division fut abandonnée par la suite. En 1911, l’auteur écrivit l’introduction intitulée A Familiar Preface. En 1912, ces Souvenirs parurent en un volume, à Londres, chez l’éditeur Eveleigh Nash, sous le litre de Some Reminiscences, et, la même année, à New York, chez Harpers & Bros, sous celui de A Personal Record, titre qui fut adopté par l’auteur pour toutes les éditions suivantes aussi bien en Angleterre qu’aux États-Unis. Une réédition de cet ouvrage par Dent & Sons, à Londres, en 1919, fut l’occasion de la Note de l’Auteur que l’on trouvera également ici. * * * La plus grande partie de cette traduction avait déjà passé sous les yeux de Joseph Conrad qui prenait particulièrement à cœur la version française de ses œuvres nous lui en portions les derniers feuillets le jour même où survint soudainement sa mort, le 3 août dernier. Son amitié s’était plu à en relire avec nous toutes les pages il avait lui-même choisi le titre sous lequel paraît ce volume. C’est à ses côtés que nous avons, mot à mot, revécu ces Souvenirs » qui révèlent l’esprit et le cœur de cet homme admirable on pourra donc comprendre avec quel sentiment nous les livrons aujourd’hui au public français. Septembre 1924. G. NOTE DE L’AUTEUR La réimpression de ce livre sous une nouvelle forme ne réclame pas à proprement parler une autre Préface. Mais puisque des remarques personnelles sont ici parfaitement à leur place, je saisis l’occasion, dans cette Note », de relever deux assertions qui ont récemment paru dans la Presse, à mon sujet. L’une d’elles a trait à la langue dont je me sers. J’ai toujours eu l’impression que l’on me considérait comme une sorte de phénomène c’est là une situation qui ne me paraît souhaitable que dans un cirque. Il faut être doué d’un tempérament spécial, pour se complaire à commettre des actes singuliers, et cela, par pure vanité. Le fait que je n’écris pas dans ma langue maternelle a été naturellement l’occasion de fréquents commentaires dans les comptes-rendus que l’on a publiés de mes différents ouvrages ou dans les articles plus étendus qui m’ont été consacrés. Je suppose que c’était inévitable et ces commentaires étaient, d’ailleurs, des plus flatteurs pour la vanité. Il n’y a toutefois, en cette affaire, place pour aucune vanité. Je n’en saurais avoir. Et le premier objet de cette Note est de décliner le mérite d’avoir accompli là un acte de volonté délibéré. L’impression s’est répandue que j’avais choisi entre deux langues, – le français et l’anglais –, qui m’étaient toutes deux étrangères. Cette impression est inexacte. Elle a pris naissance, me semble-t-il, dans un article écrit par Sir Hugh Clifford et publié, je crois, au cours de l’année 1898. Quelque temps auparavant, Sir Hugh Clifford était venu me voir. Il est, sinon le premier, du moins l’un des deux premiers amis que mon œuvre m’a faits, l’autre est M. Cunninghame Graham qu’avait séduit l’un de mes premiers contes L’avant-poste du progrès ». Ces amitiés qui ne se sont jamais démenties depuis lors comptent parmi mes biens les plus précieux. M. Hugh Clifford il n’avait pas encore de titre à cette époque venait de publier son premier volume d’Esquisses malaises. Je fus naturellement ravi de le voir et très touché des choses aimables qu’il trouva à me dire sur mes premiers romans et sur quelques-uns de mes contes dont la scène se passe dans l’Archipel malais. Je me rappelle qu’après m’avoir dit nombre de choses capables de faire rougir jusqu’à la racine des cheveux ma modestie outragée, il finit par me déclarer, avec l’assurance ferme et pourtant aimable d’un homme habitué à dire d’amères vérités même à des potentats orientaux dans leur intérêt, cela va sans dire – que, somme toute, je ne connaissais rien aux Malais. Je ne l’ignorais certes pas. Je n’avais jamais prétendu le moins du monde posséder pareille connaissance et je lui répliquai je m’étonne encore aujourd’hui de mon impertinence Bien sûr que je ne connais rien aux Malais. Si je savais seulement la centième partie de ce que vous et Frank Swettenham savez des Malais, je ferais tomber tout le monde à la renverse. » Il jeta vers moi un regard aimable mais ferme et nous éclatâmes de rire tous les deux. Au cours de cette très agréable visite qui eut lieu il y a vingt ans, mais est restée très présente à mon esprit, nous abordâmes de nombreux sujets entre autres, les caractères particuliers à diverses langues et c’est ce jour-là que mon ami partit avec l’impression que j’avais exercé un choix délibéré entre le français et l’anglais. Par la suite, lorsque l’amitié qui n’est pas pour lui un mot vide de sens le poussa à écrire sur Joseph Conrad une étude dans la North American Review », il communiqua cette impression au public. Je suis probablement responsable de ce malentendu, car ce n’est rien d’autre. J’ai dû mal m’exprimer au cours d’un de ces entretiens amicaux et intimes, où l’on ne surveille pas ses phrases avec soin. Ce que je voulais dire, je m’en souviens bien, c’était que si j’avais été dans la nécessité de faire un choix entre les deux langues, et quoique je connusse assez bien le français et que cette langue me fût familière depuis l’enfance, j’aurais appréhendé d’avoir à m’exprimer dans une langue aussi parfaitement cristallisée ». Ce fut, je crois, le mot que j’employai. Puis nous passâmes à autre chose. Il me fallut lui parler un peu de moi, et ce qu’il me raconta de son œuvre en Extrême-Orient, son Extrême-Orient dont je n’avais eu, moi, qu’un aperçu rapide et nuageux, était du plus vif intérêt. Le gouverneur actuel de la Nigérie ne se rappelle peut-être pas aussi bien que moi notre conversation, mais je suis sûr qu’il ne se formalisera pas de me voir apporter ce que dans le langage diplomatique on appelle une rectification », à une opinion qui lui fut exprimée par un écrivain obscur dont sa généreuse sympathie l’avait poussé à se faire un ami. La vérité est que la faculté d’écrire en anglais m’est aussi naturelle que toute autre aptitude que je peux posséder de naissance. J’ai le sentiment étrange et pénétrant qu’elle a toujours fait partie inhérente de moi-même. L’anglais n’a jamais été pour moi une question de choix ni d’adoption. La simple idée d’un choix ne m’est jamais venue à l’esprit. Et quant à une adoption, eh bien, certes, il y a eu adoption mais c’est moi qui ai été adopté par le génie de la langue celui-ci, dès que j’eus franchi la période des bégaiements, s’empara de moi à tel point que ses idiomes mêmes, je le crois fermement, ont exercé une action directe sur mon tempérament et façonné mon caractère, encore plastique à cette époque. Ce fut une action très intime et, par là-même, très mystérieuse. Il serait aussi difficile de l’expliquer que de tenter d’expliquer un amour à première vue. Cette rencontre eut le caractère d’une re-connaissance exaltée, presque physique, où une sorte d’abandon ému se mêlait à l’orgueil de la possession, tout cela réuni dans l’émerveillement d’une grande découverte mais il ne s’y trouvait pas cette ombre du terrible doute qui s’étend jusque sur la flamme de nos périssables passions. Tout y donnait l’assurance que c’était pour toujours. Objet d’une découverte et non d’un héritage, l’infériorité même du titre ne rend la faculté que plus précieuse, impose à celui qui la possède l’obligation perpétuelle de demeurer digne de sa magnifique fortune. Mais on dirait que je tente ici une explication, – tâche que j’ai précisément déclarée impossible. Si l’on peut encore admettre que, dans le domaine de l’action, l’Impossible recule devant l’esprit indomptable des hommes ; l’Impossible, dans le domaine de l’analyse, tiendra toujours bon sur un point ou un autre. Tout ce que je puis demander, après avoir pendant tant d’années fait usage de cette langue avec dévotion, et non sans que des doutes, des imperfections, des hésitations vinssent accumuler l’angoisse dans mon cœur, c’est le droit qu’on me croie quand je dis que si je n’avais pas écrit en anglais, je n’aurais pas écrit du tout. L’autre remarque que je désire faire ici est également une rectification, mais d’un genre moins direct. Elle n’a rien à voir avec le mode d’expression. Elle a trait d’une autre façon à ma qualité d’auteur. Il ne m’appartient pas de critiquer mes juges, d’autant plus que j’ai toujours eu l’impression d’en obtenir plus que justice. Mais il me semble que leur constante sympathie a attribué à des raisons de race et à des influences historiques, une bonne part de ce qui, je crois, n’appartient simplement qu’à l’individu. Rien n’est plus étranger que ce qu’on appelle dans le monde littéraire l’esprit slave », au tempérament polonais avec sa tradition de self-government », son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagéré des droits individuels sans parler du fait important que toute la mentalité polonaise, occidentale par nature, a été éduquée par l’Italie et la France, et, historiquement, n’a jamais cessé, même en matière religieuse, de demeurer en sympathie avec les courants les plus libéraux de la pensée européenne. Une vue impartiale de l’humanité à ses divers degrés de splendeur ou de misère, jointe à des égards spéciaux pour les droits de ceux qui ne sont pas les privilégiés de ce monde, – et cela non pas pour des raisons mystiques, mais par simple solidarité et en vue d’une entraide honorable –, tel fut le caractère dominant de l’atmosphère mentale et morale des maisons qui abritèrent ma hasardeuse enfance objets d’une conviction calme et profonde, à la fois durable et conséquente, et aussi éloignée qu’il se peut de cet humanitarisme qui ne semble être qu’une affaire de nerfs exaspérés ou de conscience morbide. L’un des plus bienveillants d’entre mes critiques a cru devoir attribuer certains caractères de mon œuvre au fait que je suis, à ce qu’il dit, le fils d’un révolutionnaire ». Aucune épithète ne pourrait moins s’appliquer à un homme doué d’un sentiment aussi profond de la responsabilité dans le domaine des idées, et aussi indiffèrent aux suggestions de l’ambition personnelle que l’était mon père. Pourquoi a-t-on, dans toute l’Europe, appliqué l’épithète révolutionnaire » aux soulèvements polonais de 1831 et de 1863, je ne peux vraiment pas le comprendre. Ces soulèvements ont été purement et simplement des révoltes contre une domination étrangère. Les Russes eux-mêmes, les ont appelés des rébellions », ce qui, à leur point de vue, était l’exacte vérité. Parmi les hommes qui prirent part aux préliminaires de l’insurrection de 1863, mon père n’était pas plus révolutionnaire » que les autres, si par être révolutionnaire » on entend travailler à détruire un système politique et social. C’était simplement un patriote, au sens où un homme, pénétré de l’esprit d’une existence nationale, ne peut supporter de voir cet esprit asservi. Évoquée ici publiquement pour tenter de justifier l’œuvre de son fils, que cette figure de mon passé ne se dissipe pas avant que j’ajoute encore quelques mots. Durant mon enfance j’ai assurément fort peu connu les travaux de mon père, car je n’avais pas tout à fait douze ans quand il est mort. Ce que j’ai vu de mes propres yeux, ce furent les funérailles publiques, les rues dégagées, la foule silencieuse mais je comprenais parfaitement bien que c’était là une manifestation de l’esprit national qui saisissait une occasion favorable. Cette foule de gens du peuple, tête nue, ces jeunes gens de l’Université, ces femmes aux fenêtres, ces écoliers sur les trottoirs, ne savaient peut-être rien de positif à son sujet, si ce n’est la renommée de sa fidélité à cette émotion même qui guidait tous leurs cœurs. Moi-même alors je ne savais que cela et cette grande démonstration silencieuse me semblait le tribut le plus naturel du monde, rendu non pas à l’homme, mais à l’Idée. Ce qui m’avait beaucoup plus intimement impressionné, ç’avait été d’avoir vu brûler ses manuscrits quinze jours à peu près avant sa mort. Cela avait été fait sous sa surveillance. J’entrai par hasard dans sa chambre un peu plus tôt que de coutume ce soir-là, et, à son insu, je restai à regarder la religieuse qui alimentait le feu dans la cheminée. Mon père était assis dans un grand fauteuil et soutenu par des oreillers. Ce fut la dernière fois que je le vis hors de son lit. Il me donna l’impression non pas tant d’un homme désespérément malade que d’un homme mortellement las, – d’un vaincu. Cet acte de destruction m’affecta profondément par son air de reddition. Non pas à la mort pourtant. Pour un homme d’une aussi forte conviction, la mort ne pouvait pas être une ennemie. Pendant bien des années j’avais cru que tous ses écrits avaient été brûlés, mais en juillet 1914, le Bibliothécaire de l’Université de Cracovie qui me rendait visite durant notre court séjour en Pologne, mentionna l’existence de quelques manuscrits de mon père et spécialement d’une série de lettres adressées, avant et durant l’exil, à son plus intime ami qui en avait fait don à l’Université pour qu’on les y conservât. Je me rendis aussitôt à la Bibliothèque, mais je n’eus le temps que d’y jeter un coup d’œil. Je me proposais de revenir le lendemain et de faire copier toute cette correspondance. Mais le jour suivant fut celui de la déclaration de la Guerre. Ainsi peut-être ne saurai-je jamais ce qu’il écrivait à son plus intime ami à l’époque de son bonheur domestique, de sa récente paternité, de ses vives espérances, – et plus tard, aux heures de désillusion, d’affliction, de chagrin. Je croyais aussi qu’il était complètement oublié, quarante-cinq ans après sa mort. Mais il n’en était rien. Quelques jeunes écrivains l’avaient découvert, surtout comme un remarquable traducteur de Shakespeare, de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny en tête de sa traduction de Chatterton » il avait écrit une éloquente préface pour défendre l’humanité profonde du poète et son idéal de noble stoïcisme. On rappelait aussi le côté politique de sa vie car des hommes de son époque, qui avaient avec lui collaboré à maintenir fermement la foi nationale dans l’espoir d’une indépendance future, avaient sur leurs vieux jours publié leurs mémoires, où se révélait publiquement pour la première fois le rôle qu’il avait joué. J’appris alors sur sa vie des choses que j’avais ignorées jusque-là, des choses que tout le monde ignorait hormis un petit groupe d’initiés, si ce n’est peut-être ma mère. Ce fut ainsi que par un volume posthume de Mémoires qui traitaient de ces années amères, j’appris que la première conception du Comité National, secrètement formé pour organiser la résistance morale contre l’oppression accrue du Russianisme, était due à l’initiative de mon père, et que ses premières réunions s’étaient tenues dans notre maison de Varsovie, dont je ne me rappelle rien qu’une seule pièce, blanc et cramoisi, probablement le salon. L’un de ses murs ouvrait sur un corridor extrêmement élevé. Où il conduisait, cela reste pour moi un mystère mais aujourd’hui encore je ne puis échapper à l’impression que les proportions de tout cela étaient énormes, et que ceux qui apparaissaient et disparaissaient dans cet immense espace étaient d’une stature supérieure à celle de l’humanité que je devais connaître par la suite. Parmi eux je revois ma mère, figure plus familière à mes yeux que les autres, tout habillée de noir en signe de deuil national et en dépit de féroces règlements de la police. J’ai aussi conservé de cette époque particulière le sentiment craintif de sa mystérieuse gravité qui, pourtant, savait parfois sourire. Car je me rappelle ses sourires oui, aussi. Peut-être que pour moi elle pouvait toujours trouver un sourire. Elle était jeune alors, elle n’avait certainement pas encore trente ans. Elle mourut quatre ans plus tard en exil. Dans les pages qui suivent j’ai rappelé la visite qu’elle fit à son frère un an environ avant sa mort. Je parle aussi un peu de mon père tel que je me le rappelle durant les années qui suivirent la perte qui fut pour lui le coup mortel. Et maintenant, après avoir été ainsi évoquées pour répondre aux paroles d’un critique amical, qu’il soit permis à ces Ombres de retourner, à leur lieu de repos où les formes qu’elles eurent durant la vie persistent encore, atténuées mais poignantes, et où elles attendent le moment où leur obsédante réalité, dernière trace de leur passage sur la terre, s’effacera à jamais avec moi de ce monde. 1919. J. C. PRÉFACE FAMILIÈRE L’on n’a pas, d’ordinaire, besoin de beaucoup d’encouragement pour parler de soi. Pourtant ce petit livre est né de la suggestion d’un ami, et même d’une amicale insistance. Je me défendis avec une certaine vivacité, mais, avec une ténacité caractéristique, la voix amicale insista Vous savez, il faut vraiment ». Ce n’était pas là un argument, mais je me soumis aussitôt. Du moment qu’il faut… Vous voyez là la puissance d’un mot. Celui qui veut convaincre doit se fier non pas à l’argument juste, mais au mot juste. Le son a toujours eu plus de pouvoir que le sens. Je ne dis pas cela par manière de dénigrement. Mieux vaut pour l’espèce humaine être impressionnable que réfléchie. Rien d’humainement grand par grand, j’entends qui puisse affecter un ensemble d’existences humaines n’est né de la réflexion. On ne peut, d’ailleurs, manquer de constater le pouvoir de simples mots, de mots comme gloire, par exemple, ou pitié. Je n’en veux pas citer d’autres. Point n’est besoin de les chercher bien loin. Prononcés avec persévérance, avec ardeur, avec conviction, ces deux mots-là, rien que par leur son, ont mis en mouvement des nations entières et soulevé l’aride et dur terrain sur lequel repose tout notre édifice social. Il y a aussi le mot vertu si vous voulez… Naturellement, il faut y mettre l’accent. L’accent juste. C’est très important. La force des poumons, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne me parlez pas du levier de votre Archimède. C’était un distrait doué d’imagination mathématique. Les mathématiques ont droit à tout mon respect, mais je n’ai aucunement besoin de machines. Qu’on me donne le mot juste et l’accent juste et je remuerai le monde. Quel rêve, – pour un écrivain ! Car les mots écrits ont eux aussi leur accent. Oui ! laissez-moi seulement trouver le mot juste. Il doit sûrement se trouver quelque part parmi les épaves de toutes les plaintes et de tous les enthousiasmes jaillis des cœurs humains depuis ce premier jour où l’immortelle espérance est descendue sur la terre. Peut-être est-il là, tout près de moi, dédaigné, invisible, à portée de la main. Mais à quoi bon ! Il y a, paraît-il, des gens capables de trouver du premier coup une aiguille dans une botte de foin. Quant à moi, je n’ai jamais eu pareille bonne fortune. Et puis il y a cet accent. Autre difficulté. Car qui peut dire si l’accent est juste ou non avant que le mot ne soit lancé sans réussir à se faire entendre peut-être, et ne soit emporté par le vent avant d’émouvoir le monde. Il y avait une fois un empereur qui était en même temps un sage et quelque peu un homme de lettres. Il notait, sur des tablettes d’ivoire, des pensées, des maximes, des réflexions que le hasard a conservées pour l’édification de la postérité. Entre autres pensées, – je cite de mémoire, – je me rappelle ce conseil solennel Que toutes tes paroles aient l’accent de la vérité héroïque. » L’accent de la vérité héroïque ! C’est très beau, mais je pense que c’est chose facile pour un empereur austère que de noter un conseil grandiose. En ce bas monde la plupart des vérités efficaces sont humbles et non pas héroïques et il y a eu des moments dans l’histoire de l’humanité où les accents de la vérité héroïque n’ont rien suscité d’autre que de la dérision. Personne ne doit s’attendre à trouver sous la couverture de ce petit ouvrage des mots d’une puissance extraordinaire ou des accents d’un irrésistible héroïsme. Si humiliant que ce puisse être pour mon amour-propre, il me faut bien avouer que les conseils de Marc-Aurèle ne sont pas faits pour moi. Ils conviennent mieux à un moraliste qu’à un artiste. Je puis vous promettre de la vérité d’un genre modeste et aussi de la sincérité ; cette complète et louable sincérité qui, tout en vous exposant aux assauts des esprits hostiles, est également capable de vous brouiller avec vos meilleurs amis. Brouiller » est peut-être une expression trop forte. Je ne puis imaginer, parmi mes amis ou mes ennemis, quelqu’un d’assez inoccupé pour en être réduit à me chercher querelle. Décevoir vos amis » serait plus près de la vérité. Presque toutes les amitiés de ma vie d’écrivain me sont venues de mes livres et je sais bien qu’un romancier n’existe que dans son œuvre. Il est là, unique réalité d’un monde inventé, parmi des choses, des faits, des gens imaginaires. En les décrivant, il ne fait que se décrire lui-même. Mais il ne se découvre jamais complètement. Il demeure, jusqu’à un certain point, un personnage voilé une présence que l’on soupçonne plutôt qu’on ne la voit, – un mouvement et une voix derrière l’écran tendu de son roman. Dans les notes personnelles qui suivent, semblable écran n’existe pas. Et je ne puis m’empêcher de songer à un passage de l’imitation de Jésus-Christ où l’ascétique écrivain, qui possédait une si profonde connaissance de la vie, a dit Il arrive assez souvent qu’un inconnu est estimé sur sa bonne réputation, duquel on se dégoûte dès qu’on le voit. » C’est le danger auquel s’expose un romancier qui prend le parti de parler de soi sans rien déguiser. Alors qu’une revue publiait ces souvenirs, un ami me reprocha ma mauvaise économie, comme si ce n’était là qu’une sorte de satisfaction purement personnelle qui gaspillait la matière de futurs volumes. Il faut croire que je ne suis pas suffisamment littérateur. À la vérité, un homme qui, avant sa trente-sixième année, n’écrivit jamais une ligne destinée à l’impression ne peut parvenir à ne voir dans son existence et son expérience, dans la somme de ses pensées, de ses sensations et ses émotions, dans ses souvenirs et ses regrets, que des matériaux pour le travail de ses mains. Une fois déjà, lorsque je publiai le Miroir de la Mer, un recueil d’impressions et de souvenirs, on me fit semblable remarque. Remarque d’ordre pratique. Mais, à dire vrai, je n’ai jamais compris à quelle sorte de profit faisaient allusion des remarques de ce genre. Je voulais payer mon tribut à la mer, à ses navires et aux équipages qui les montaient, auxquels je dois une si grande part de ce qui a contribué à faire de moi l’être que je suis. C’était là, me semblait-il, la seule forme sous laquelle je pouvais sacrifier à leurs ombres. Il ne pouvait, dans mon esprit, être question de quoi que ce fût d’autre. Il se peut que je sois un mauvais économiste mais il est certain que je suis incorrigible. Pour avoir grandi dans le cadre et les conditions particulières de la vie d’un marin, je ressens une piété spéciale pour cette forme de mon passé car ses impressions ont été vivaces, sa séduction directe, ses exigences en accord avec le naturel élan d’une jeunesse qui était de taille à y suffire. Rien dans cette vie qui pût troubler une jeune conscience. Après avoir rompu avec mes origines sous une tempête de reproches lancés par tous ceux qui avaient le moindre droit à émettre une opinion, séparé par de grandes distances des affections naturelles qui me restaient encore, et éloigné d’elles, en outre, par le caractère complètement inintelligible de la vie dont la séduction avait si mystérieusement triomphé de leur résistance, je puis bien dire que, par la force aveugle des circonstances, la mer devait être tout mon univers, et la marine marchande mon unique foyer pendant une longue suite d’années. Que l’on ne s’étonne donc pas si, dans mes deux livres exclusivement consacrés à la mer Le Nègre du Narcisse » et le Miroir de la mer et dans quelques récits comme Jeunesse et Typhon, j’ai essayé, avec une piété presque filiale, de rendre la vibration intime du grand monde des eaux, des cœurs simples des hommes qui, depuis des siècles, traversèrent ses solitudes, et aussi ce je ne sais quoi de vivant qui semble exister dans le corps des navires, – créatures nées de leurs mains et objet de leur dévouement. Une existence littéraire doit fréquemment chercher sa substance dans des souvenirs et s’entretenir avec des ombres, à moins que l’écrivain ne se donne pour seul objet de reprocher à l’humanité d’être ce qu’elle est, ou de la louer de ce qu’elle n’est pas, – ou, généralement, de lui apprendre à se conduire. Comme je ne suis pas d’un naturel querelleur et que je ne suis ni un flatteur ni un sage, je n’ai rien fait de semblable et je suis prêt à m’accommoder avec sérénité de l’insignifiance qui s’attache aux gens qui ne se mêlent en aucune manière des affaires de leurs semblables. Mais résignation ne veut pas dire indifférence. Il ne me plairait pas de demeurer simple spectateur sur la rive du grand fleuve qui emporte dans son courant de si nombreuses existences. J’aime à croire que je possède la faculté de comprendre, autant qu’elle peut s’exprimer par la voix de la sympathie et de la compassion. J’ai cru démêler que, dans l’un, tout au moins, des cercles critiques qui font autorité, on me soupçonne d’une certaine indifférence devant la force émouvante des faits de ce qu’on appellerait en français sécheresse de cœur ». Quinze années de silence ininterrompu devant la louange ou le blâme attestent suffisamment mon respect pour la critique, cette fine fleur de l’expression personnelle dans le jardin des Lettres. Mais un tel soupçon est une chose plutôt personnelle qui atteint l’homme à travers son œuvre, et c’est pourquoi il est permis d’y faire allusion dans un ouvrage qui est une sorte de note personnelle mise en marge de la page publique. Non pas que je m’en sente offensé le moins du monde. L’accusation, d’ailleurs, si tant est que ce fût une accusation, m’en fut faite dans les termes les plus modérés, sur un ton de regret. Je répondrai que, s’il est vrai que tout roman contient des éléments autobiographiques il serait difficile de le nier, puisqu’un créateur ne peut que s’exprimer soi-même dans sa création, il en est parmi nous qui éprouvent une invincible répugnance à étaler leurs sentiments intimes. Je ne voudrais pas louer indûment les vertus de la discrétion. Ce n’est souvent qu’une question de tempérament. Mais ce n’est pas toujours un signe de froideur. Cela peut être de l’amour-propre. Il n’y a rien de plus humiliant que de voir le trait lancé par une émotion vraie manquer son but, que ce soit celui du rire ou des larmes. Rien de plus humiliant. Et cela pour la bonne raison que, si le but est manqué, si l’émotion ne réussit pas à émouvoir, elle est condamnée à sombrer sans retour dans le dégoût ou le mépris. On ne saurait reprocher à aucun artiste de reculer devant un danger auquel la sottise seule peut s’exposer de gaieté de cœur et que le génie seul peut impunément affronter. Dans une tâche qui consiste plus ou moins à dévoiler son être intime devant le monde, ce souci de la décence, fût-ce au prix du succès, n’est que le souci de la dignité personnelle qui est inséparablement liée à la dignité même de l’art que l’on sert. D’ailleurs, il est bien difficile d’être entièrement gai ou entièrement triste en ce bas monde. Le comique, quand il est humain, prend facilement les traits de la souffrance ; et quelques-unes de nos peines quelques-unes seulement, pas toutes, car c’est la capacité de souffrir qui rend l’homme auguste aux yeux des hommes ont leur source dans des faiblesses qu’il faut considérer avec une souriante compassion comme notre commun héritage à tous. La joie et la douleur, en ce monde, se pénètrent l’une l’autre, mêlent leurs formes et leurs murmures dans ce crépuscule de la vie, mystérieux comme un océan assombri, tandis que l’éclat scintillant des suprêmes espérances apparaît, fascinant et immobile, sur la ligne lointaine de l’horizon. Certes, moi aussi j’aimerais posséder la baguette magique qui donne ce pouvoir de susciter le rire et les larmes qu’on dit être le plus digne accomplissement de la littérature d’imagination. Seulement, pour être un grand magicien, il faut se livrer à des puissances occultes et irresponsables, qui nous entourent ou nous pénètrent. Nous avons tous entendu parler de gens crédules qui, pour prix de l’amour ou du pouvoir, vendent leur âme à quelque diable grotesque. L’intelligence la plus ordinaire peut comprendre, sans beaucoup de réflexion, que ce ne peut être là qu’un marché de dupe. Je ne me flatte pas d’une sagesse particulière du fait de mon antipathie et de ma défiance pour des transactions de ce genre. Peut-être mon éducation de marin ajoutée à une disposition native me porte-t-elle tout naturellement à embrasser étroitement la seule chose qui soit réellement bien à moi, mais le fait est que j’ai positivement horreur de perdre, ne fut-ce qu’un instant, cette pleine possession de soi qui est la condition essentielle de ceux qui veulent bien servir. Et j’ai transporté cette notion de bon service » de ma première existence dans la seconde. Moi qui n’ai jamais cherché dans le mot écrit autre chose qu’une forme du beau, j’ai transporté cet article de foi du pont des navires à l’espace plus restreint de ma table de travail et, ce faisant, je suppose que je suis devenu à jamais imparfait au regard de l’ineffable compagnie des purs esthètes. Dans la vie politique comme dans l’activité littéraire, un homme se fait des amitiés la plupart du temps par l’ardeur de ses préjugés et l’étroitesse innée de ses vues. Mais je n’ai jamais pu aimer ce qui n’était pas digne d’être aimé ni haïr ce qui n’était pas haïssable au nom de quelque grand principe général. Je ne sais s’il y a quelque courage à faire cet aveu. Quand on est parvenu à la moitié du chemin de la vie, on est porté à contempler les dangers et les joies avec une égale sérénité. Aussi déclarerai-je tranquillement que l’effort fait pour mettre en jeu des émotions extrêmes m’a toujours fait soupçonner la bassesse inhérente à un manque de sincérité. Pour émouvoir les autres profondément, il faut se laisser délibérément entraîner au-delà des limites de sa sensibilité normale, – assez innocemment peut-être et par nécessité, comme un acteur qui, sur la scène, élève la voix au-dessus du ton de la conversation habituelle, mais encore faut-il le faire. Assurément ce n’est pas là un grand péché. Mais le danger consiste pour l’écrivain à devenir la victime de sa propre exagération, à perdre le juste sentiment de la sincérité, et à en venir enfin à mépriser la vérité même comme quelque chose de trop froid, de trop émoussé pour le but qu’il se propose, d’insuffisant en somme pour son exigeante émotion. Du rire et des pleurs, il est aisé de tomber aux pleurnicheries et au ricanement. Tout ceci peut ne paraître qu’égoïsme pur mais, en bonne morale, on ne peut vraiment pas reprocher à un homme d’avoir le souci de son intégrité personnelle. C’est assurément son devoir. Et, moins que tout autre, on peut condamner un artiste qui, si humblement et imparfaitement que ce soit, veut rester fidèle à son esprit créateur. Dans le monde intérieur où sa pensée et son émotion vont chercher l’expérience d’aventures imaginaires, il n’est ni gendarme ni loi, ni pression de circonstances, ni crainte de l’opinion pour le maintenir dans le droit chemin. Qui donc alors pourra dire Non ! » à ses tentations, si ce n’est sa conscience ? En outre c’est ici, souvenez-vous en, le lieu et le moment d’une entière franchise, je pense que toutes les ambitions sont légitimes, excepté celles qui sont fondées sur la misère et la crédulité du genre humain. Toutes les ambitions intellectuelles sont permises, jusqu’à la limite d’un jugement prudent et même au-delà. Elles ne peuvent blesser personne. Si elles sont absurdes, tant pis pour l’artiste. En vérité, il en est de semblables ambitions comme de la vertu, elles portent en elles-mêmes leur récompense. Est-ce une folle présomption que de mettre sa foi dans le souverain pouvoir de son art, d’essayer par d’autres moyens, par d’autres voies d’affirmer cette croyance dans la très profonde portée de son œuvre ? Tenter d’aller plus au fond des choses, cela ne signifie pas qu’on est insensible. Un historien des cœurs n’est pas un historien des émotions, cependant il pénètre plus avant, si réservé qu’il soit, puisque son but est d’atteindre à la source même du rire et des larmes. Le spectacle des affaires humaines mérite l’admiration et la pitié. Il mérite aussi le respect. Et ce n’est pas être insensible que de leur accorder, avec retenue, le tribut d’un soupir qui n’est pas un sanglot, d’un sourire qui n’est pas une grimace. Une résignation, non pas mystique ni détachée, mais une résignation en éveil, consciente et guidée par l’amour, est le seul de nos sentiments qui ne puisse jamais devenir un faux-semblant. Non pas que je considère la résignation comme le dernier mot de la sagesse. Je suis trop l’homme de mon temps pour cela. Mais je crois que la véritable sagesse est de vouloir ce que veulent les Dieux, sans être certain peut-être de ce qu’est leur volonté. Et dans cette question de vie et d’art, ce n’est pas autant le pourquoi qui importe à notre bonheur que le comment. Comme disent les Français Il y a toujours la manière. » C’est très juste. Oui, il y a la manière, la manière dans le rire, les pleurs, l’ironie, l’indignation, l’enthousiasme, les jugements, – et même dans l’amour. La manière dont la vérité intérieure s’exprime, comme dans les traits et le caractère d’un visage humain, pour ceux qui savent observer leur prochain. Ceux qui me lisent savent ma conviction que le monde, le monde temporel, repose sur quelques idées très simples si simples qu’elles doivent être vieilles comme le monde. Il repose notamment sur l’idée de Fidélité. À une époque où rien de ce qui n’est pas révolutionnaire de façon ou d’autre n’a chance d’attirer l’attention, je n’ai été aucunement révolutionnaire dans mes ouvrages. L’esprit révolutionnaire a cet immense avantage qu’il vous libère de toute espèce de scrupule à l’égard des idées. Son optimisme âpre et absolu répugne à mon esprit par ce qu’il contient d’intolérance et de fanatisme latents. Sans doute, on devrait sourire de ces choses mais, esthète imparfait, je ne vaux pas mieux comme philosophe. Toute prétention à la possession de vertus exceptionnelles éveille en moi ce mépris et cette colère dont un esprit vraiment philosophique doit être libéré… Je crains qu’à vouloir conserver ici le ton de la conversation, je n’aie réussi qu’à être extrêmement décousu. L’art de la conversation n’a jamais été mon fort cet art qui, à ce qu’on dit, est à présent disparu. Mes jeunes années, les années où se forment les habitudes et le caractère, ont été bien plutôt accoutumées à de longs silences. Les voix qui venaient les rompre n’avaient rien du ton de la conversation. Non. Je n’en ai pas pris l’habitude. Cependant semblable décousu n’est pas tellement déplacé en tête des pages qui suivent. On leur a, à elles aussi, reproché d’être décousues, de ne pas tenir compte de l’ordre chronologique ce qui est un crime en soi, de ne pas respecter la forme conventionnelle ce qui est une inconvenance. On m’a fait observer avec sévérité que le public n’aimerait pas le caractère irrégulier de mes souvenirs. Hélas ! protestai-je doucement, pouvais-je commencer par les mots sacramentels Je suis né en telle année, en tel endroit. L’éloignement de la localité aurait enlevé à la chose tout intérêt. Je n’ai pas connu d’aventures merveilleuses qui se puissent relater l’une après l’autre. Je n’ai pas connu de personnages distingués sur lesquels j’eus pu passer de fastidieux jugements. Je n’ai pas été mêlé à de grandes ou de scandaleuses affaires. Ceci n’est qu’un petit document psychologique ; et même ainsi, je ne l’ai pas écrit pour en tirer une conclusion personnelle. » Mais mon interlocuteur ne s’en montra pas apaisé. Il me répondit que c’étaient là d’excellentes raisons pour ne pas écrire du tout, mais pas pour justifier ce qui était écrit. J’admets que n’importe quoi, n’importe quoi en ce monde, peut être une bonne raison pour ne pas écrire du tout. Mais puisque j’ai écrit ces pages, tout ce que je puis dire à leur défense, c’est que ces souvenirs, transcrits sans égard aux conventions, n’ont pas été jetés sur le papier sans rime ni raison. Ils contiennent un espoir et ils ont un but. L’espoir que la lecture de ces pages puisse évoquer la vision d’une personnalité, de l’homme qui se trouve derrière des livres aussi fondamentalement différents, par exemple, que la Folie Almayer » et L’Agent secret », personnalité pourtant cohérente dont la justification se trouve dans ses origines comme dans ses actions. Tel est l’espoir. Quant au but immédiat, étroitement lié à cet espoir, c’est de relater ici des souvenirs personnels en exposant fidèlement les sentiments et les sensations qui demeurent associés à la composition de mon premier livre et à mon premier contact avec la mer. En mêlant ainsi les résonnances de ces deux motifs, j’ai l’espoir qu’il se trouvera, ici ou là, quelque ami qui pourra, peut-être, y saisir un subtil accord. J. C. K[1]. I On peut écrire des livres en toutes sortes d’endroits. L’inspiration verbale peut pénétrer dans la cabine d’un marin, à bord d’un navire pris par les glaces sur une rivière, au milieu d’une ville ; et puisque les saints veillent, dit-on, avec bienveillance sur les humbles croyants, une aimable fantaisie me pousse à penser que l’ombre du vieux Flaubert, – qui s’imaginait être entre autres choses un descendant des Vikings, – planait avec un intérêt amusé au-dessus du pont d’un steamer de tonnes, du nom d’Adowa, saisi par l’hiver inclément, le long d’un quai de Rouen, et à bord duquel je commençai le dixième chapitre de la Folie Almayer[2] ». Avec intérêt, dis-je, car le bon géant normand, aux énormes moustaches et à la voix de tonnerre, ne fut-il pas le dernier des romantiques ? Ne fut-il pas, par son éloignement du monde et par sa presque ascétique dévotion à son art, une sorte d’ermite et de saint littéraire ? Il est enfin couché, dit Nina à sa mère, en montrant les collines derrière lesquelles le soleil avait disparu… » Ces mots de la fille romantique d’Almayer, je me revois les traçant sur le papier gris d’un bloc posé sur la couverture de ma couchette. Ils se rapportaient à un coucher de soleil dans les îles de la Malaisie et se formaient dans mon esprit en une vision hallucinée de forêts, de rivières et de mers, bien éloignée de cette ville commerciale et cependant romantique de l’hémisphère septentrional. Mais à ce moment ma faculté visuelle et verbale fut brusquement suspendue par le troisième officier, un jeune homme fort enjoué, qui survint en faisant battre la porte et s’écria Il fait joliment bon chez vous. » Il y faisait bon. J’avais tourné le robinet de chauffage, après avoir placé dessous une boîte de conserve, – car peut-être ne savez-vous pas que l’eau peut fuir à un joint où la vapeur ne passerait pas. Je ne sais ce que mon jeune ami avait bien pu faire sur le pont toute la matinée, mais ses mains, qu’il se frottait vigoureusement l’une contre l’autre, étaient très rouges et me faisaient grelotter rien qu’à les voir. Il est resté le seul joueur de banjo de ma connaissance, et comme il était également le fils cadet d’un colonel en retraite, il me semblait toujours que le poème de M. Kipling, par une étrange association d’idées, avait été écrit à son intention exclusive. Quand il ne jouait pas de son banjo, il se plaisait à le contempler. Il procéda à cette inspection sentimentale et, après avoir médité un moment au-dessus des cordes de son instrument, sous mon regard scrutateur, il me demanda d’un air dégagé — Que diable griffonnez-vous toujours ainsi, si ce n’est pas indiscret de vous le demander. C’était une question des plus naturelles, mais je ne lui répondis pas et d’un mouvement instinctif retournai simplement le bloc de papier ; je n’aurais vraiment pas pu lui dire qu’il avait mis en fuite la psychologie de Nina Almayer, les mots qu’elle prononce au dixième chapitre et les paroles de sagesse de Mme Almayer qui y font suite, dans l’ombre inquiétante d’une nuit tropicale. Je ne pouvais lui révéler que Nina avait dit Il est enfin couché. » Il en aurait été fort surpris et peut-être en aurait-il laissé tomber son précieux banjo. Je ne pouvais pas lui dire non plus que le soleil de mon existence de marin était lui aussi sur le point de se coucher, au moment même où j’écrivais ces mots qui exprimaient l’impatience de la jeunesse passionnée absorbée dans son désir. Je n’en savais rien moi-même, et je puis dire avec assurance qu’il n’y aurait pas prêté beaucoup d’attention, quoique ce fût un charmant jeune homme et qu’il me traitât avec plus de déférence que notre position respective ne m’y donnait droit. Il abaissa un tendre regard sur son banjo, et je me mis à regarder à travers le hublot. L’ouverture ronde encadrait dans sa bordure de cuivre un morceau de quai, avec une file de tonneaux alignés sur la terre glacée, et l’arrière d’une charrette. Un charretier au nez rouge, en blouse et avec un bonnet de laine, était appuyé contre la roue. Un douanier faisait les cent pas, le ceinturon bouclé par-dessus la capote bleue, et avait l’air fort déprimé par cette température et la monotonie de son existence officielle. Un arrière-plan de maisons tristes trouvait place également dans le cadre que formait mon hublot, au-delà d’une assez grande étendue d’un quai pavé, noirci par la boue gelée. Le coloris était sombre et le détail le plus notable était un petit café avec des rideaux aux fenêtres et une misérable devanture de bois, peinte en blanc, tout à fait en rapport avec la misère de ce quartier pauvre qui bordait le fleuve. On nous avait amenés là, d’un autre poste d’amarrage, aux abords de l’Opéra, où ce même hublot m’offrait la vue d’une tout autre sorte de café, le meilleur de la ville, je crois, et celui-là même, où le digne Bovary et sa femme, la romantique fille du père Rouault, avaient pris des rafraîchissements après la mémorable représentation d’un opéra qui n’était autre que la tragique histoire de Lucie de Lammermoor, mise en musique d’opéra-comique. Impossible de retrouver l’hallucination de cet archipel d’Extrême-Orient que certainement je comptais bien revoir. L’histoire de la Folie Almayer » fut mise ce jour-là sous l’oreiller. Ce n’est pas que j’eusse une occupation qui m’en tînt éloigné, car, à vrai dire, nous menions à bord de ce navire une vie contemplative. Je ne dirai rien de ma position privilégiée. J’étais là juste pour obliger », comme il arrive qu’un acteur de marque prend un petit rôle dans une représentation au bénéfice d’un ami. Pour ce qui était de mes sentiments, je n’avais aucun désir d’être à bord de ce navire, à ce moment-là et dans ces circonstances. Et peut-être même n’y avait-on pas besoin de moi, au sens habituel où un navire a besoin » d’un officier. C’était la première et dernière fois de ma vie de marin que je servais des armateurs que je n’avais vus ni de loin ni de près. Je ne dis pas cela pour les armateurs bien connus de Londres qui avaient affrété le navire à la, – je ne dirai pas passagère, – mais éphémère Compagnie Franco-Canadienne de Transports. Une mort laisse quelque chose derrière elle, mais jamais rien de tangible ne subsista de la Elle ne vécut pas plus longtemps que les roses et, contrairement aux roses, on la vit fleurir au beau milieu de l’hiver ; elle répandit un léger parfum d’aventure et mourut avant la venue du printemps. Mais c’était indubitablement une Compagnie elle avait même un pavillon tout blanc, avec les lettres artistement entrelacées en un monogramme compliqué. Nous le hissions à la tête de notre grand mât, et je suis maintenant persuadé que ce pavillon était le seul de son espèce. Toutefois, des jours durant, nous eûmes à bord l’impression d’être une unité d’une grande flotte, avec des départs deux fois par mois pour Montréal et Québec, comme l’annonçaient les brochures et les prospectus qui nous arrivèrent à bord en un grand colis au Dock Victoria de Londres, juste avant notre départ pour Rouen France. Et dans la vie fantomale de la gît le secret de ce qui vint, – dernier emploi de ma vocation, – interrompre en un certain sens le développement rythmique de l’histoire de Nina Almayer. À cette époque, le secrétaire de l’Association des capitaines au long cours de Londres, dont le modeste logement se trouvait dans Fenchurch Street, était un homme d’une infatigable activité et du plus grand dévouement à sa tâche. Il est responsable de ce qui devait être ma dernière association avec un navire. Je l’appelle ainsi parce qu’on ne peut guère appeler cela un service de mer. Ce cher capitaine Froud comment, après tant d’années, ne pas lui rendre l’hommage d’une affectueuse familiarité ? avait des vues très sensées sur l’amélioration des connaissances et de la position de tout le corps des officiers de la marine marchande. Il avait organisé pour nous des cours professionnels, les classes de l’ambulance Saint-Jean ; il correspondait activement avec les corps constitués et les membres du Parlement, sur les questions qui intéressaient notre service ; et s’il survenait quelque enquête ou commission relative aux questions maritimes ou aux marins, c’était là une véritable aubaine pour son constant besoin de se dévouer à notre corporation. Outre le sentiment élevé de ses devoirs officiels, il y avait en lui une bonté personnelle, une disposition des plus fortes à faire tout le bien qu’il pouvait aux divers membres de cette profession à laquelle il avait en son temps appartenu et où il s’était montré excellent capitaine. Et quelle plus grande bonté témoigner à un marin que de le mettre sur la voie d’un emploi ? Le capitaine Froud ne voyait pas pourquoi l’Association des capitaines au long cours, à côté de la surveillance générale de ses intérêts, ne serait pas officieusement une agence de placement de premier ordre. J’essaie de persuader toutes nos grandes compagnies de navigation de s’adresser à nous pour leurs officiers. Notre association n’a aucunement l’esprit d’une trade-union ». Je ne vois vraiment pas pourquoi elles ne le feraient pas », me dit-il une fois. Je dis toujours aux capitaines que, toutes choses égales, ils doivent donner la préférence aux membres de la société. Dans ma position, je peux généralement trouver ce qu’il leur faut parmi nos membres ou nos membres associés. » Dans mes promenades d’un bout à l’autre de Londres j’étais alors fort désœuvré, les deux petites pièces de Fenchurch Street étaient une sorte de lieu de repos où mon esprit, soupirant après la mer, se sentait plus près des navires, des équipages et de la vie de son choix, plus près là qu’en aucun autre endroit de la terre ferme. Ce lieu de repos était, d’ordinaire, vers les cinq heures de l’après-midi, rempli d’hommes et de fumée de tabac, mais le capitaine Froud se réservait la plus petite pièce et il y accordait des entretiens privés dont le motif principal était de rendre service. C’est ainsi qu’un sombre après-midi de novembre il me fit signe d’un doigt crochu et d’un regard particulier par-dessus ses lunettes qui est peut-être le souvenir physique le plus vif que j’aie conservé de cet homme. Un capitaine est venu ce matin », me dit-il en me montrant une chaise, qui a besoin d’un officier. C’est pour un navire à vapeur. Vous le savez, ça me fait plaisir qu’on me demande, mais malheureusement je ne vois pas tout à fait ce que je pourrais faire… » Comme l’autre pièce était bondée de monde, je lançai un regard d’étonnement vers la porte fermée mais il secoua la tête. Bien sûr, je ne serais que trop heureux de pouvoir obtenir cette place pour l’un d’eux, mais la question, c’est que le capitaine de ce navire a besoin d’un officier qui puisse parler français couramment, et ce n’est pas si facile à trouver. Je ne connais personne en dehors de vous. C’est un poste de second officier et naturellement cela ne vous irait pas… Voudriez-vous ? Je sais que ce n’est pas ce que vous cherchez. » En effet, j’étais en proie à l’oisiveté d’un homme hanté qui passe son temps à chercher des mots pour y capturer ses visions, mais j’admets qu’extérieurement j’avais assez l’air d’un homme capable de faire un second officier à bord d’un navire affrété par une compagnie française. Aucun signe ne révélait que je fusse hanté par le destin de Nina et les murmures des forêts tropicales, et même mes relations avec Almayer personnage très faible de caractère ne laissaient pas de trace visible sur mes traits. Depuis des années, lui et le monde de son histoire avaient été les compagnons de mon imagination sans affecter, je l’espère, les capacités nécessaires aux réalités de la vie maritime. L’homme et son entourage m’étaient présents depuis mon retour d’Extrême-Orient, quatre années environ avant le jour dont je parle. C’est dans le salon d’un appartement où j’habitais et qui donnait sur un square de Pimlico qu’ils s’étaient mis à revivre avec une vivacité et une acuité tout à fait étrangères à notre premier et véritable entretien. Je m’étais permis un long séjour à terre, et, devant la nécessité où je me trouvais d’occuper mes matinées, Almayer cette vieille connaissance vint noblement à la rescousse. Peu après, comme il était convenable, sa femme et sa fille vinrent le rejoindre autour de ma table et le reste de la bande de Pantai les suivit avec leurs paroles et leurs gestes. Sans que s’en doutât ma respectable hôtesse, j’avais, aussitôt après mon petit déjeuner, des réceptions fort animées de Malais, d’Arabes et de mulâtres. Ils n’essayaient aucunement d’attirer mon attention par des clameurs. Ils venaient à mon silencieux et irrésistible appel – et cet appel, je l’affirme ici, n’avait rien à faire avec mon amour-propre ni ma vanité. Il semble maintenant avoir eu plutôt un caractère moral, car pourquoi le souvenir de ces êtres vus dans une existence à la fois obscure et baignée de soleil, aurait-il demandé à s’exprimer dans la forme d’un roman, si ce n’est, à cause de cette mystérieuse fraternité qui unit par de communs espoirs et de communs effrois tous les habitants de cette terre ? Je n’accueillis pas mes visiteurs avec un ardent empressement comme les porteurs de dons profitables ou glorieux. Je n’avais pas devant mes yeux la vision d’un livre imprimé lorsque j’écrivais à cette table d’un endroit démodé du quartier de Belgravia. Après toutes ces années dont chacune a laissé son témoignage de pages lentement noircies, je puis dire en toute honnêteté que c’est un sentiment voisin de la piété qui me poussa à rendre, à l’aide de mots consciencieusement assemblés, le souvenir de choses lointaines et d’hommes disparus. Mais pour revenir au capitaine Froud et à l’idée fixe qu’il avait de toujours satisfaire armateurs et capitaines, il n’était pas vraisemblable que je ne pusse pas remplir son ambition qui était de fournir, quelques heures d’avance, une demande aussi exceptionnelle que celle d’un officier parlant français. Il m’expliqua que le navire était affrété par une compagnie française qui voulait établir un service mensuel de Rouen au Canada pour le transport d’émigrants. Franchement cela ne m’intéressait guère. Je lui déclarai d’un ton grave que, s’il s’agissait réellement de soutenir la réputation de l’Association des Capitaines, j’y réfléchirais. Mais la réflexion n’était que pour la forme. Le lendemain, je fus présenté au capitaine et je crois que nous fûmes favorablement impressionnés l’un par l’autre. Il m’expliqua que son second était un excellent garçon et qu’il ne pouvait vraiment pas le renvoyer pour me donner un grade plus élevé, mais que, si je consentais à embarquer comme second officier, on m’accorderait certains avantages, et ainsi de suite. Je lui répondis que, si je décidais d’embarquer, le rang importait peu. — Je suis sûr, insista-t-il, que vous vous entendrez parfaitement, avec M. Paramor. » Je m’engageai à rester deux voyages au moins, et ce fut dans ces circonstances que commença ce qui devait être ma dernière relation avec un navire. Et, en fin de compte, nous ne fîmes pas même un seul voyage. Peut-être était-ce là simplement l’effet du destin, d’un mot écrit sur mon front qui apparemment m’interdisait, au cours de tout mon service à la mer, de jamais réussir à traverser l’Atlantique. La vie nouvelle marche sur les talons de l’autre, et les neuf chapitres de la Folie Almayer » m’accompagnèrent au Dock Victoria d’où, quelques jours plus tard, nous partîmes pour Rouen. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’engagement d’un homme marqué par le destin pour ne jamais traverser l’Atlantique fut la cause absolue de l’insuccès que la Compagnie des Transports Franco-Canadiens rencontra à accomplir ne fût-ce qu’une simple traversée. Ç’aurait pu être cela naturellement, mais l’obstacle matériel évident fut le manque d’argent. Quatre cent soixante couchettes pour émigrants furent aménagées dans l’entrepont par des charpentiers industrieux pendant que nous étions au bassin Victoria, mais jamais il n’arriva le moindre émigrant à Rouen, – ce dont mon naturel compatissant ne put manquer de se réjouir. Il vint quelques messieurs de Paris, – je crois qu’ils étaient trois, et l’un d’eux était le président, – qui parcoururent le navire d’un bout à l’autre en cognant cruellement leurs chapeaux hauts de forme aux poutres du pont. Je fus chargé de les accompagner, et je dois dire, que l’intérêt qu’ils prirent aux choses ne manquait pas d’intelligence, quoique, de toute évidence, ils n’eussent jamais rien vu de semblable auparavant. En redescendant à terre, une expression satisfaite et incertaine se peignait sur leurs visages. Quoique cette cérémonie d’inspection dût être le préliminaire d’un départ immédiat, c’est au moment même où ils franchissaient la passerelle que j’eus l’avertissement intérieur qu’aucun départ conforme à l’esprit de notre charte-partie n’aurait jamais lieu. Il faut dire que, moins de trois semaines plus tard, il y eut du changement. À notre arrivée, nous avions été reçus avec beaucoup de cérémonie, bien placés au centre de la ville, et, comme on avait affiché à tous les coins de rues un placard tricolore qui annonçait la naissance de notre compagnie, les petits bourgeois, escortés de leur femme et de leur famille, se firent une fête d’inspecter le navire. Je me tenais toujours en évidence dans mon plus bel uniforme pour donner des renseignements, comme si j’avais été un interprète de l’Agence Cook à l’usage des touristes, cependant que nos quartiers-maîtres récoltaient une moisson de gros sous à accompagner personnellement des groupes. Mais lorsque le changement eut lieu, – changement qui nous fit descendre la rivière d’un mille et demi pour nous amarrer à un quai boueux et sordide, – alors en vérité la désolation de la solitude nous échut en partage. Ce fut une complète et muette stagnation ; car, comme le navire était prêt à prendre la mer jusque dans le plus petit détail, qu’il gelait ferme et que les jours étaient courts, nous étions absolument oisifs, oisifs au point de rougir de honte, quand la pensée nous venait que, pendant tout ce temps, nos salaires continuaient à courir. Le jeune Cole en était chagrin, parce que, disait-il, on n’avait plus aucun entrain le soir après avoir paressé ainsi toute la journée ; le banjo même perdait de son charme depuis que rien n’empêchait plus d’en gratter sans discontinuer entre les repas. Le bon Paramor, – c’était véritablement un excellent homme, – devint malheureux autant qu’il était possible à son heureuse nature, jusqu’à ce qu’un jour lugubre je lui suggérai, par pure malice, d’occuper l’énergie assoupie de l’équipage à haler les deux câbles sur le pont et à les retourner de bout en bout. M. Paramor parut un moment radieux. Excellente idée ! » Mais aussitôt après sa figure s’allongea Ma foi ! Oui. Mais nous ne pouvons pas faire durer cela plus de trois jours », murmura-t-il d’un air de mécontentement. Je me demande combien de temps il pensait que nous resterions amarrés au quai d’un faubourg de Rouen, mais je sais que les câbles furent bel et bien halés et tournés bout pour bout conformément à mon conseil satanique, puis remis en place, et leur existence même avait été complètement oubliée, je crois, avant qu’un pilote français ne vînt à bord pour descendre notre navire jusqu’en rade du Havre. Vous pensez peut-être que cet état d’oisiveté forcée favorisa l’avancement de la fortune d’Almayer et de sa fille. Il n’en fut rien pourtant. Comme sous le coup de quelque mauvais sort, l’irruption de mon camarade banjoïste, relatée précédemment, arrêta court ce fatal coucher de soleil durant de nombreuses semaines encore. Il en fut toujours de même avec ce livre commencé en 1889 et terminé en 1894, – le plus court de tous les romans que je devais écrire par la suite. Entre l’exclamation du début par laquelle Almayer entend sa femme l’appeler pour dîner et l’invocation d’Abdullah son ennemi au Dieu de l’Islam, le Miséricordieux, le Compatissant », qui termine le livre, devaient survenir plusieurs longues traversées, une visite pour me servir de la phraséologie distinguée qui convient en la circonstance aux lieux certains d’entre eux, du moins où s’était passée mon enfance, et enfin la réalisation de quelques vaines paroles de cette enfance où s’était exprimée la fantaisie d’un cœur romantique et léger. C’est en 1868, alors que j’avais dix ans environ, que, regardant une carte d’Afrique de cette époque et mettant le doigt sur l’espace blanc qui représentait alors l’inconnu mystérieux de ce continent, je me dis avec une assurance parfaite et une étonnante audace qui ne sont plus maintenant dans ma nature Quand je serai grand, j’irai là ! » Et naturellement je n’y pensai plus jusqu’à ce qu’un quart de siècle plus tard ou à peu près, une occasion s’offrit d’y aller, – comme si le péché d’audace de mon enfance devait retomber sur la tête de l’homme mûr. Oui, je fus là, là étant cette région des Chutes Stanley qui, en 1868, était le plus blanc des espaces blancs de la surface figurée de la terre. Et le manuscrit de la Folie Almayer », que j’emportai avec moi comme si ç’eût été un talisman ou un trésor, alla aussi là. Qu’il pût jamais sortir de là semble avoir été un dessein particulier de la Providence ; car une bonne part de mes autres possessions, d’une valeur infiniment plus grande et de plus d’utilité pour moi, y restèrent, par suite de déplorables accidents de transport. Je me rappelle, entre autres, un certain tournant, spécialement fâcheux, du Congo, entre Kinshasa et Léopoldville, – surtout quand on devait le franchir dans une grande pirogue avec seulement la moitié du nombre convenable de pagayeurs. Peu s’en fallut que je ne fusse le second blanc noyé à cet intéressant endroit par un canot chaviré. Le premier avait été un jeune officier belge ; l’accident était arrivé quelques mois auparavant, et lui aussi rentrait dans sa patrie, peut-être pas aussi malade que je l’étais, – mais enfin il rentrait chez lui. Je franchis ce tournant, plus ou moins en vie, quoique je fusse trop malade pour me soucier de ce qui pourrait m’arriver ; et, toujours avec la Folie Almayer » parmi mes bagages fort diminués, je parvins à cette délectable capitale, Boma, où, avant le départ du vapeur qui devait me ramener, j’eus le temps de souhaiter cent fois ma mort avec une parfaite sincérité. À cette époque, il n’existait encore que sept chapitres de la Folie Almayer, » mais le chapitre suivant de ma propre histoire fut celui d’une longue, longue maladie et d’une très triste convalescence. Genève, ou plus précisément l’établissement hydrothérapique de Champel, est rendu à jamais fameux par l’achèvement du huitième chapitre de l’histoire de la décadence et de la chute d’Almayer. Les événements du neuvième sont inextricablement mêlés aux détails de l’aménagement d’un entrepôt au bord de la Tamise, entrepôt qui appartenait à une maison de la Cité dont le nom importe peu ici. Mais ce travail, entrepris pour me réhabituer à l’activité d’une existence normale, fut bientôt achevé. La terre n’avait rien qui pût me retenir plus longtemps. Et c’est ainsi que ce mémorable roman se trouva, – comme un fût de madère de choix, – porté durant trois ans çà et là sur la mer. Si ce traitement en augmenta ou non la qualité, c’est ce que je ne saurais dire. En tout cas cela n’en améliora pas l’apparence. Le manuscrit en prit un aspect fané et un ton jaunâtre de vieux papier. Il devenait à la fin déraisonnable de supposer que quoi que ce fût au monde pût jamais arriver à Almayer et Nina. Et pourtant une chose plus invraisemblable encore en mer devait réveiller leur activité assoupie. Novalis n’a-t-il pas dit Il est certain que ma conviction s’accroît infiniment du moment qu’une autre âme la partage. » Et qu’est-ce qu’un roman, sinon une conviction dans l’existence d’autres êtres, assez forte pour prendre une forme de vie imaginaire plus claire que la réalité même, et où l’accumulation d’épisodes choisis surpasse l’histoire documentaire ? La Providence qui sauva mon manuscrit au milieu des rapides du Congo le communiqua à une âme secourable très loin sur la mer. Il serait pour moi de la plus grande ingratitude d’oublier jamais le visage blême et creusé, et les yeux noirs enfoncés dans les orbites de cet étudiant de Cambridge il voyageait pour sa santé » à bord de l’excellent navire le Torrens à destination de l’Australie, qui fut le premier lecteur de la Folie Almayer », – le premier lecteur que j’aie jamais eu. Cela vous ennuierait-il beaucoup de lire un manuscrit d’une écriture du genre de la mienne ? » lui demandai-je un soir, sous le coup d’une impulsion soudaine, à la suite d’une longue conversation dont le sujet avait été l’Histoire de Gibbon. Jacques tel était son nom était venu s’asseoir dans ma cabine, pendant un quart des plus orageux, après m’avoir apporté un livre tiré de sa provision de voyage. Pas le moins du monde », répondit-il du ton le plus courtois et avec un faible sourire. Comme j’ouvrais un tiroir, sa curiosité soudainement éveillée lui donna une expression d’attention tendue. Je me demande ce qu’il s’attendait à voir. Un poème peut-être. Impossible de le deviner maintenant. Ce n’était pas un homme froid, mais calme, et plus encore assujetti par la maladie, – un homme volontiers silencieux et de la plus simple modestie dans les rapports habituels, mais avec, dans toute sa personne, quelque chose de particulier qui tranchait sur le reste de nos soixante passagers. Ses yeux étaient pensifs, son regard semblait dirigé en dedans. Avec la réserve charmante qui lui était habituelle, et d’une voix voilée et sympathique, il demanda — Qu’est-ce que c’est ? – C’est une sorte de récit, répondis-je avec effort. Ce n’est même pas encore terminé. Mais j’aimerais savoir ce que vous en pensez. » Il mit le manuscrit dans la poche de côté de son veston je revois parfaitement ses longs doigts bruns le plier dans la longueur. Je le lirai demain », fit-il en saisissant la poignée de la porte, puis, après avoir attendu un moment propice du roulis du navire, il ouvrit la porte et disparut. Comme il partait, j’entendis le grondement prolongé du vent, le bruit de l’eau roulant sur le pont du Torrens et le mugissement adouci et comme lointain de la grosse mer. J’eus conscience d’une agitation croissante dans la turbulence de l’océan, et le sentiment professionnel fit naître en moi la pensée qu’à huit heures, dans une autre demi-heure tout au plus, il faudrait serrer les perroquets. Le lendemain, mais cette fois vers quatre heures de l’après-midi, Jacques entra dans ma cabine. Il portait un énorme cache-nez autour du cou et tenait le manuscrit à la main. Il me le rendit avec un regard fixe, mais sans prononcer une parole. Je le pris en silence. Il s’assit sur le canapé et ne dit rien encore. J’ouvris et refermai le tiroir de mon bureau sur lequel se trouvait une ardoise de lock couverte d’écriture dans son cadre de bois et qui attendait d’être reportée au net sur ce genre de livre que j’étais habitué à écrire avec soin, le livre de bord du navire. Je tournai carrément le dos au pupitre. Et même alors Jacques ne prononça pas un mot. Eh ! bien, qu’en dites-vous ? demandai-je enfin. Cela mérite-t-il d’être terminé ? » Cette question exprimait exactement ma pensée. — Assurément », répondit-il d’un ton calme, voilé ; puis il toussa légèrement. — Cela vous a-t-il intéressé ? » demandai-je ensuite presque dans un murmure. — Beaucoup ! » Après une pause, je me mis à suivre attentivement le fort roulis du navire et Jacques s’étendit sur le canapé. Le rideau de mon lit allait et venait comme si c’eût été un punkah ; la lampe de la cloison encerclée dans son balancier et, de temps en temps, la porte de la cabine étaient légèrement secouées parmi les bouffées du vent. C’est par 40°de latitude Sud et presque à la longitude de Greenwich, autant que je puis me rappeler, que se déroulèrent ces paisibles rites de la résurrection d’Almayer et de Nina. Dans le silence prolongé il me vint à l’esprit que cette histoire contenait passablement de narration rétrospective, dans l’état où elle était. Pouvait-on en suivre l’action, me demandai-je à moi-même, comme si déjà le romancier était né dans le corps du marin. Mais j’entendis sur le pont le sifflet de l’officier de quart et restai en alerte pour saisir l’ordre qui allait suivre cet avertissement. Il me parvint comme un faible et furieux appel Brassez carré derrière ! » – Ah ! pensai-je en moi-même, un coup de vent d’Ouest qui s’amène ! » Alors je me tournai vers mon premier lecteur qui, hélas ! ne devait pas vivre assez longtemps pour connaître la fin de l’histoire. — Maintenant laissez-moi vous demander encore une chose l’histoire est-elle suffisamment claire à votre avis, telle qu’elle est ? » Il releva ses sombres yeux bienveillants vers mon visage et sembla surpris. — Mais oui, parfaitement. » Ce fut tout ce que je devais entendre tomber de ses lèvres touchant les mérites de la Folie Almayer ». Nous ne reparlâmes plus jamais du livre. Une longue période de mauvais temps survint et je n’eus d’autre pensée que celle du service, cependant que le pauvre M. Jacques attrapait un rhume fatal et devait rester confiné dans sa cabine. Lorsque nous arrivâmes à Adélaïde, le premier lecteur de ma prose partit aussitôt pour l’intérieur et mourut enfin assez soudainement en Australie ou peut-être durant son voyage de retour par le canal de Suez. Je n’en suis pas sûr maintenant et je ne pense pas que je l’aie jamais su précisément, quoique je me fusse enquis de lui à maintes reprises auprès de quelques-uns de nos passagers de retour qui, se promenant pour voir le pays » pendant que le navire était au port, l’avaient rencontré ici ou là. À la fin nous partîmes, rentrant à notre port d’attache, sans que j’eusse ajouté une ligne au griffonnage nonchalant des nombreuses pages que le pauvre M. Jacques avait eu la patience de lire alors que les ombres mêmes de l’Éternité s’amassaient déjà dans les profondeurs de ses bons yeux caves. L’intention que son simple et décisif Assurément » m’avait insinuée sommeillait en moi, mais n’attendait qu’une occasion. Je peux dire que je suis maintenant obligé, inconsciemment obligé, d’écrire volume après volume, comme autrefois j’étais obligé d’aller à la mer voyage après voyage. Les pages doivent se suivre l’une l’autre comme les lieues se suivaient jadis jusqu’à cette fin déterminée qui, puisqu’elle est la Vérité elle-même, est Une, – une pour tous les hommes et pour toutes les occupations. Je ne sais laquelle de ces deux impulsions m’a paru la plus mystérieuse et la plus étonnante. Encore, pour écrire, de même que pour devenir marin, m’a-t-il fallu attendre une occasion. Qu’on me permette d’avouer ici que je n’ai jamais été de ces gens étonnants qui navigueraient dans un baquet pour le plaisir, et, si je puis m’enorgueillir de mon esprit de suite, il en fut de même lorsque je me mis à écrire. Il y a des gens, m’a-t-on dit, qui écrivent en wagon, et le feraient peut-être assis les jambes croisées sur une corde à linge ; mais j’avoue que ma disposition sybaritique ne me permet d’écrire que si j’ai quelque chose qui ressemble au moins à une chaise. Ligne à ligne plutôt que page à page, telle fut la croissance de la Folie Almayer ». C’est ainsi qu’il m’arriva presque de perdre le manuscrit, qui s’étendait maintenant jusqu’aux premiers mots du neuvième chapitre, à la gare de la Friedrichstrasse à Berlin comme vous voyez alors que je me rendais en Pologne ou plus précisément en Ukraine. Un matin, de bonne heure, j’oubliai mon sac au buffet. Un digne et intelligent Kofferträger le sauva. Cependant, dans mon anxiété, ce n’est pas du tout au manuscrit que je pensais, mais à toutes les autres choses qui se trouvaient dans ce sac. À Varsovie où je restai deux jours, ces pages vagabondes ne furent jamais exposées à la lumière, sauf une fois à la lumière des bougies pendant que le sac demeurait ouvert sur une chaise. Je m’habillais pour aller dîner à un club sportif. Un de mes amis d’enfance il avait appartenu au service diplomatique, mais faisait maintenant valoir des terres paternelles, et nous ne nous étions pas revus depuis plus de vingt ans était assis sur le canapé, m’attendant pour m’y accompagner. — Racontez-moi donc quelque chose de votre vie tout en vous habillant », me suggéra-t-il aimablement. Je ne crois pas que je lui aie dit grand’chose de ma vie alors, ni par la suite. La conversation du petit groupe choisi avec lequel il me fit dîner fut des plus animées et embrassa de nombreux sujets, depuis la chasse aux fauves en Afrique jusqu’au dernier poème publié dans une revue très moderniste, éditée par de très jeunes gens et patronnée par la plus haute société. Mais elle n’aborda jamais la Folie Almayer », et le lendemain matin, dans une obscurité ininterrompue, cet inséparable compagnon continua à rouler avec moi dans la direction du Sud-Est vers le gouvernement de Kiev. À cette époque, il fallait huit heures de voiture, sinon plus, pour se rendre de la gare du chemin de fer à la maison de campagne qui était ma destination. Dear boy » ces mots étaient toujours écrits en anglais, c’est ainsi que commençait la dernière lettre qu’à Londres j’avais reçue de cette maison. Fais-toi conduire à la seule auberge de l’endroit, dîne aussi bien que tu le pourras, et dans la soirée mon propre serviteur particulier factotum et majordome, M. V… S… je te préviens qu’il est de noble extraction, se présentera devant toi pour t’annoncer l’arrivée du petit traîneau qui doit t’amener ici le lendemain. J’envoie avec lui ma fourrure la plus épaisse qui, je pense, avec le genre de pardessus que tu dois avoir t’empêchera de geler en route. » En effet, alors que je dînais, servi par un garçon juif, dans une énorme chambre à coucher à allure de grange avec un plancher fraîchement peint, la porte s’ouvrit et, dans son costume de voyage, longues bottes, haut bonnet de peau de mouton, paletot court serré par une ceinture de cuir, le M. V… S… de noble extraction, homme de trente-cinq ans environ, apparut avec un air de perplexité répandu sur sa physionomie ouverte et moustachue. Je me levai de table et l’accueillis en polonais, avec, je l’espère, la nuance juste de considération qu’exigeait son sang noble et sa situation de serviteur particulier. Sa figure s’éclaira d’étonnante façon. J’appris plus tard qu’en dépit des assurances réitérées de mon oncle, le brave garçon avait conservé des doutes sur notre compréhension réciproque. Il s’imaginait que je lui parlerais dans une langue étrangère. Ses derniers mots en montant en traîneau pour venir me chercher avaient pris la forme d’une exclamation anxieuse — Bien ! Eh bien ! Me voilà parti, mais Dieu seul sait comment je me ferai entendre du neveu de notre maître. » Nous nous comprîmes très bien dès l’abord. Il s’occupa de moi comme si je n’eusse pas été une grande personne. J’eus la délicieuse sensation d’un garçon au retour de l’école, quand le lendemain matin il m’enveloppa dans un énorme paletot de voyage en peau d’ours et prit place, d’un air protecteur, à mon côté. Le traîneau était tout petit et avait l’air tout à fait insignifiant, presque d’un jouet, derrière les quatre gros chevaux bais attelés deux à deux. Nous trois, en comptant le cocher, le remplissions complètement. C’était un jeune garçon aux yeux bleu clair le grand col du paletot de fourrure de sa livrée encadrait sa figure pleine de bonne humeur et la protégeait jusqu’au sommet de la tête. — Dites-moi, Joseph, lui dit mon compagnon, pensez-vous que nous puissions arriver à la maison avant six heures ? » Sa réponse fut que nous arriverions sûrement, avec l’aide de Dieu, et pourvu qu’il n’y eût aucun amoncellement de neige dans l’espace compris entre des villages dont les noms sonnèrent on ne peut plus familièrement à mes oreilles. Il se montra excellent cocher, témoignant d’un instinct sûr pour tenir sa route au milieu des champs couverts de neige, et sachant obtenir de ses chevaux tout ce qu’ils pouvaient fournir. — C’est le fils de ce Joseph dont je suppose que le capitaine se souvient. Celui qui conduisait feu la grand’mère du capitaine, de sainte mémoire », déclara V… S… tout en disposant autour de mes pieds les couvertures de fourrure. Je me rappelais parfaitement le fidèle Joseph qui conduisait ma grand’mère. Parbleu ! C’est lui qui m’avait laissé tenir les guides pour la première fois de ma vie et qui me permettait de jouer hors de la remise avec le grand fouet de la voiture à quatre chevaux. — Qu’est-il devenu ? demandai-je. Il ne sert plus, je suppose ? » — Il servait notre maître, » fut la réponse. Mais il est mort du choléra il y a environ dix ans maintenant, – pendant la grande épidémie que nous avons eue. Et sa femme est morte en même temps. De toute la maisonnée, ce garçon est le seul qui ait échappé. » Le manuscrit de la Folie Almayer » reposait dans la valise sous nos pieds. Je revis le soleil se coucher sur la plaine comme je le voyais dans les voyages de mon enfance. Il se coucha, clair et rouge, s’enfonçant dans la neige, en pleine vue, comme s’il se couchait sur la mer. Il y avait vingt-trois ans que je n’avais vu le soleil se coucher sur cette terre. Nous continuâmes notre route dans l’obscurité qui tombait rapidement sur la livide étendue de neige, jusqu’à ce que, d’une lande blanche qui se joignait au ciel, surgît la forme noire de groupes d’arbres autour d’un village de la plaine ukrainienne. Une chaumière ou deux passèrent à nos côtés, un interminable mur bas, puis ce furent, brillant faiblement et clignotant à travers un écran de sapins, les lumières de la maison du maître. Ce même soir, le manuscrit errant de la Folie Almayer » fut déballé et posé sans ostentation sur le secrétaire de ma chambre, la chambre d’ami qui, – j’en fus informé d’un ton faussement dégagé, – m’avait attendu depuis quelque quinze ans ou presque. Le manuscrit n’attira pas l’attention de cette affectueuse présence qui s’activait autour du fils de sa sœur favorite. — Tu n’auras pas beaucoup de temps à toi pendant ta visite ici, frère, me dit-il, – cette forme d’interpellation empruntée au langage de nos paysans était la forme habituelle de sa plus vive bonne humeur dans ses moments d’épanchement affectueux. – Je ne cesserai de venir bavarder. » En fait, nous eûmes toute la maison pour bavarder et nous passâmes notre temps à faire irruption l’un chez l’autre. J’envahissais la retraite de son cabinet de travail dont l’objet principal était un colossal encrier d’argent qui lui avait été donné pour sa cinquantième année par une souscription de ses pupilles alors en vie. Il avait été le tuteur d’un grand nombre d’orphelins appartenant à des familles de propriétaires-terriens des trois provinces méridionales, depuis 1860. Quelques-uns avaient été mes camarades d’école et de jeux, mais aucun d’eux, fille ou garçon, n’avait jamais, que je sache, écrit un roman. Un ou deux étaient plus âgés que moi, considérablement plus âgés même. L’un d’eux, qui nous rendait visite dans ma petite enfance, était celui qui le premier m’avait juché sur un cheval, et son équipage à quatre, son parfait talent d’écuyer et son adresse pour les exercices en général avaient été l’une de mes premières admirations. Il me semble que je revois ma mère qui, d’une colonnade devant la fenêtre de la salle à manger, me regarde monter sur le poney tenu en bride, autant que je me souvienne, par ce même Joseph, le groom spécialement attaché au service de ma grand’mère, – et qui mourut du choléra. C’était certainement un jeune homme avec une casaque bleu foncé, et un immense pantalon de cosaque, qui étaient la livrée des hommes d’écurie. Ce devait être en 1864, mais, pour prendre d’autres points de repère, c’était certainement l’année où ma mère avait obtenu la permission de venir de l’exil où elle avait suivi mon père, et de se rendre dans le Sud pour aller voir les siens. Pour cela aussi, il lui avait fallu demander une permission et je sais qu’une des conditions mises à cette faveur était qu’elle serait traitée exactement comme si elle était elle-même une exilée. Cependant, deux ans plus tard, en mémoire de son frère aîné qui avait servi dans les Gardes et qui, mort prématurément, avait laissé une foule d’amis et un souvenir très cher dans le grand monde de Saint-Pétersbourg, un personnage influent obtint pour elle cette permission, – qu’on appelait la Très Haute Grâce, – d’un congé de trois mois hors d’exil. C’est aussi l’année où je commence à me rappeler ma mère avec plus de netteté qu’une simple présence protectrice au large front et dont les yeux avaient une expression de douce autorité ; et je me rappelle aussi la grande réunion de parents proches ou éloignés, et les têtes grises des amis de la famille qui étaient venus lui rendre hommage de leur respect et de leur amour dans la maison de ce frère favori qui, quelques années plus tard, allait devoir me tenir lieu de l’un et l’autre de mes parents. Je ne compris pas alors la tragique signification de tout cela, quoique les docteurs vinssent aussi, je m’en souviens bien. Elle ne manifestait aucun signe de maladie, – mais je pense que déjà ils avaient prononcé sa condamnation, à moins peut-être qu’un changement d’air dans un climat méridional ne permît de rétablir ses forces chancelantes. Il me semble que pour moi c’est la période la plus heureuse de mon existence. Il y avait là ma cousine, une petite fille délicieuse et vive, de quelques mois plus jeune que moi, dont la vie amoureusement surveillée, comme celle d’une princesse royale, se termina vers sa quinzième année. Il y avait aussi d’autres enfants, dont beaucoup sont morts à présent, et beaucoup dont j’ai oublié jusqu’aux noms. Sur tout cela est suspendue l’ombre accablante du Grand Empire Russe, – l’ombre chargée de la noirceur d’une haine nationale nouvelle, née et entretenue par l’école des journalistes de Moscou contre les Polonais, après la malheureuse insurrection de 1863. Nous voici bien loin du manuscrit de la Folie Almayer », mais la mention publique de ces impressions n’est pas le caprice d’un inquiet égoïsme. Ce sont là aussi des choses humaines, dont l’appel se fait déjà lointain. Il convient qu’on laisse aux enfants du romancier quelque chose de plus que les couleurs et les figures de son labeur créateur. Ce qui, dans les années de leur maturité, peut paraître aux autres le côté le plus énigmatique de leur nature et leur rester peut-être toujours obscur à eux-mêmes, sera leur réponse inconsciente à la voix intérieure de cet inexorable passé dont sont lointainement issues aussi bien son œuvre d’imagination que leurs propres personnalités. Ce n’est que dans l’imagination des hommes que toute vérité trouve une réelle et indéniable existence. C’est l’imagination, non pas l’invention, qui est maîtresse suprême de l’art comme de la vie. L’expression imaginaire et exacte d’authentiques souvenirs peut servir dignement cet esprit de piété envers toutes les choses humaines, qui sanctionne aussi bien les conceptions d’un romancier que les émotions de l’homme qui passe en revue sa propre expérience. II Comme je l’ai dit, j’étais occupé à défaire mes bagages après un voyage de Londres en Ukraine. Le manuscrit de la Folie Almayer », – mon compagnon depuis trois ans et plus, et alors dans le neuvième chapitre de son âge, – était posé sans la moindre ostentation sur le secrétaire qui se trouvait entre deux fenêtres. Il ne me vint pas à l’esprit de l’y ranger dans un tiroir, mais mon regard fut attiré par la forme harmonieuse qu’avait la poignée de cuivre de ce même tiroir. Deux candélabres à quatre bougies toutes allumées donnaient un air de fête à la chambre qui pendant tant d’années avait attendu le neveu errant. Les persiennes étaient closes. À cinq cents mètres environ de la chaise sur laquelle j’étais assis se trouvait la première chaumière du village, – lequel faisait partie de la propriété de mon grand-père, et le seul qui restât dans la possession d’un membre de la famille et au-delà du village, dans les ténèbres illimitées de la nuit d’hiver s’étendaient de vastes champs sans clôture, – non pas une plaine unie et âpre, mais de la bonne terre à blé, ondulée de collines, toutes blanches maintenant, avec des bouquets d’arbres noirs nichés dans les creux. La route par laquelle j’étais venu traversait le village et faisait un coude juste au-delà des grilles qui fermaient la courte avenue. Quelqu’un s’en allait sur le chemin creux couvert de neige un tintement vif de clochettes s’insinuait graduellement dans la quiétude de la chambre comme un mélodieux murmure. Mon déballage avait été surveillé par le domestique qui était venu pour m’aider et qui n’avait guère fait que de rester attentif, mais inutile auprès de la porte. Je n’avais pas le moins du monde besoin de lui, mais je ne voulais pas lui dire de s’en aller. C’était un jeune garçon, certainement plus jeune que moi de dix ans. Je n’étais pas venu, – je ne dirai pas dans cet endroit, – mais à vingt lieues de là, depuis l’année 1867 et pourtant sa physionomie ouverte et son type de paysan me semblaient étrangement familiers. Il aurait pu être un descendant, fils ou petit-fils des domestiques dont les visages amicaux m’avaient été familiers durant ma prime jeunesse. En vérité, il n’avait pas droit à tant de considération de ma part. Il venait de quelque village des environs et avait été récemment promu valet de chambre après avoir appris le service à l’office de deux ou trois maisons. Je le sus le lendemain par le digne V… à qui je le demandai. J’aurais pu m’épargner cette question. Je découvris bientôt que tous les visages de la maison et tous ceux du village graves visages à longues moustaches des chefs de famille, visages frais des jeunes hommes, visages des petites filles aux beaux cheveux, visages superbes et halés, larges fronts des mères entrevus à la porte de leur chaumière, ils m’étaient tous aussi familiers que si je les avais connus depuis l’enfance, et que si mon enfance ne remontait qu’à avant-hier. Le tintement des clochettes du voyageur, après s’être accru, s’était dissipé rapidement et le furieux aboiement des chiens du village s’était enfin calmé. Mon oncle, allongé sur le coin d’un petit divan, fumait son long chibouk turc en silence. — Tu as mis un bien joli secrétaire dans ma chambre, remarquai-je. — À la vérité, il t’appartient, me répondit-il, les yeux fixés sur moi, avec une expression songeuse et grave qu’il n’avait cessé d’avoir depuis mon arrivée dans la maison. Il y a quarante ans, ta mère avait coutume d’écrire à cette même table. Chez nous, à Oratow, on l’avait mis dans le petit salon qui, par un accord tacite, avait été réservé aux jeunes filles, – j’entends par là ta mère et sa sœur qui mourut si jeune. C’était un cadeau que leur avait fait l’oncle Nicolas Bobrowski quand ta mère avait dix-sept ans et ta tante deux ans de moins. C’était une bien charmante et délicieuse jeune fille que ta tante, je suppose que tu n’en as guère su que le nom. Elle ne brillait pas d’une beauté exceptionnelle ni d’un esprit très cultivé en cela ta mère lui était bien supérieure. Mais son bon sens, l’admirable douceur de sa nature, son exceptionnelle amabilité et sa gentillesse dans les relations quotidiennes la rendaient chère à tous. Sa mort fut un terrible coup et une grande perte morale pour nous tous. Si elle avait vécu, elle aurait apporté les plus grandes bénédictions sur la demeure où il lui aurait été donné d’entrer comme femme, comme mère ou comme maîtresse de maison. Elle aurait fait naître autour d’elle une atmosphère de paix et de contentement que seuls peuvent créer ceux qui savent aimer avec désintéressement. Ta mère, – d’une bien plus grande beauté, exceptionnellement distinguée dans sa personne, ses manières et son esprit, – était d’un caractère moins facile. Plus brillamment douée, elle demandait aussi davantage à la vie. À cette époque spécialement pénible, nous fûmes très inquiets de son état. Atteinte dans sa santé par le choc que lui avait causé la mort de son père elle se trouvait seule à la maison avec lui quand il expira soudainement, elle était déchirée par le combat intérieur qui se livrait entre son amour pour l’homme qu’elle allait à la fin épouser, et l’opposition déclarée que son père n’avait cessé de mettre à cette union. Incapable de manquer à cette mémoire chérie et de ne tenir aucun compte d’un jugement qu’elle n’avait cessé de respecter et de suivre, et, d’autre part, sentant l’impossibilité de résister à un sentiment si profond et si vrai, elle semblait ne pas devoir conserver son équilibre moral et mental. En proie à une lutte intérieure, elle ne pouvait communiquer aux autres ce sentiment de paix qu’elle n’éprouvait pas elle-même. Ce n’est que plus tard, quand elle fut enfin unie à l’homme qu’elle avait choisi, qu’elle manifesta ces dons extraordinaires d’esprit et de cœur qui lui acquirent le respect et l’admiration de nos ennemis mêmes. Supportant avec une calme fermeté les épreuves d’une vie qui reflétait toutes les infortunes nationales et sociales de la communauté, elle incarna la plus noble conception du devoir comme femme, comme mère et comme patriote, partageant l’exil de son mari et représentant l’idéal de la femme polonaise. Notre oncle Nicolas n’était pas un homme très accessible aux sentiments d’affection. À part son culte pour le grand Napoléon, il n’a aimé réellement, je crois, que trois personnes au monde sa mère, – ta grand’mère que tu as vue, mais que tu ne peux assurément pas te rappeler, – son frère, notre père dans la maison duquel il a habité si longtemps, et de nous tous, ses neveux et nièces qui avions grandi près de lui, ta mère seule. Les qualités modestes et aimables de la plus jeune des deux sœurs, il ne sembla pas les distinguer. Ce fut moi qui ressentis le plus profondément le coup inattendu qui s’abattit sur la famille, moins d’un an après que j’en étais devenu le chef. Ce fut une catastrophe véritablement inattendue. En venant chez nous en voiture un après-midi d’hiver, pour me tenir compagnie dans notre maison vide, où il me fallait demeurer en permanence pour administrer la propriété et m’occuper d’affaires compliquées les jeunes filles venaient chacune à tour de rôle, chaque semaine, en venant, dis-je, de chez la comtesse Tekla Potocka où notre mère invalide habitait alors pour se trouver à proximité d’un médecin, ils se perdirent et s’enfoncèrent dans la neige. Elle était seule avec le cocher et le vieux Valéry, le domestique particulier de feu notre père. Impatiente de ce retard, tandis qu’ils essayaient de sortir de là, elle sauta à bas du traîneau et se mit à chercher la route elle-même. Tout ceci se passa en 1851, à moins de quatre lieues de la maison où nous sommes en ce moment. Ils retrouvèrent bientôt la route ; mais la neige s’était remise à tomber en abondance et il leur fallut encore quatre heures pour atteindre la maison. Les deux hommes avaient enlevé leurs grands manteaux doublés de peau de mouton et l’avaient enveloppée dans leurs propres couvertures pour la préserver du froid, en dépit de ses protestations, de ses ordres et même de son refus absolu, comme Valéry me le raconta plus tard. Comment pourrai-je, lui déclara-t-il, aller rejoindre l’âme bénie de mon défunt maître, si je vous laisse attraper du mal tant qu’il y a encore une étincelle de vie dans mon corps ? » Quand ils parvinrent enfin à la maison, le pauvre vieux était raide et sans voix de s’être ainsi exposé au froid, et le cocher ne valait guère mieux, quoiqu’il eût encore la force de conduire lui-même la voiture jusqu’à la remise. Au reproche que je lui fis de s’être aventurée dehors par un temps pareil, elle me répondit, d’une façon qui était bien à elle, qu’elle n’aurait pas pu supporter l’idée de m’abandonner à ma triste solitude. Je ne comprends pas comment on l’avait laissée partir. Je suppose que cela devait être. Elle négligea la petite toux qui survint le lendemain, mais, peu après, une inflammation des poumons se déclara et trois semaines plus tard elle n’était plus. Elle fut la première emportée de la jeune génération confiée à mes soins. Voyez la vanité de toutes les espérances et de toutes les craintes. J’étais à ma naissance le plus frêle de tous les enfants. Pendant des années, je suis resté si délicat que mes parents avaient peu d’espoir de m’élever et cependant j’ai survécu à cinq frères et deux sœurs, et à beaucoup de mes contemporains j’ai survécu à ma femme et à ma fille aussi, – et de tous ceux qui ont eu quelque connaissance de ce temps passé, c’est toi seul qui me restes. Ç’aura été ma destinée de mettre au tombeau prématurément bien des cœurs honnêtes, bien des brillantes promesses, bien des espoirs pleins de vie. » Il se leva brusquement, soupira et me quitta en me disant Nous dînerons dans une demi-heure. » Sans bouger, j’écoutai son pas vif résonner sur le parquet ciré de la pièce voisine, traverser l’antichambre garnie de rayons, et passer dans le salon toutes ces pièces se faisaient suite où il devint imperceptible sur le tapis épais. Mais j’entendis encore se fermer la porte de la chambre à coucher qui lui servait de cabinet de travail. Mon oncle avait alors soixante-deux ans et avait été pendant un quart de siècle le plus avisé, le plus ferme et le plus indulgent des tuteurs, étendant sur moi une affection et un soin paternels, un appui moral qu’il me semblait toujours sentir près de moi jusque dans les endroits les plus reculés de la terre. Quant à M. Nicolas Bobrowski, sous-lieutenant en 1808, lieutenant en 1813 dans l’armée française, et pendant quelque temps officier d’ordonnance du maréchal Marmont, puis capitaine au 2e régiment de chasseurs à cheval de l’armée polonaise, – telle qu’elle exista jusqu’en 1830 dans le royaume réduit qu’avait institué le Congrès de Vienne, – je dois dire que de tout ce lointain passé que j’avais connu par tradition ou un peu de visu, et que m’avaient rappelé les paroles de l’homme qui venait de sortir de la chambre, je n’en conservais qu’une bien incomplète image. Il est évident que j’ai dû le voir en 1864, car il est certain qu’il n’aurait pas manqué l’occasion de voir ma mère, d’autant plus qu’il devait savoir que ce serait la dernière fois. Depuis ma prime jeunesse jusqu’à maintenant, quand j’essaie de me rappeler son image, une sorte de brume s’élève devant mes yeux, une brume à travers laquelle je distingue seulement une tête à cheveux blancs ce qui est exceptionnel dans la famille Bobrowski où il est de règle pour les hommes de devenir chauve avant trente ans et un nez mince, recourbé, plein de dignité, tout à fait dans la tradition physique de la famille. Mais ce n’est pas par ces vestiges fragmentaires d’une humanité périssable qu’il survit dans ma mémoire. Alors que j’étais très jeune, je savais déjà que mon grand-oncle Nicolas était chevalier de la Légion d’honneur et qu’il avait aussi la croix polonaise Virtuti militari. La connaissance de ces glorieux faits m’inspirait un respect plein d’admiration pourtant ce n’était pas ce sentiment, si vif qu’il pût être, qui résumait pour moi la force et le sens de sa personnalité. Il était dépassé par une tout autre et très complexe impression d’effroi, de compassion et d’horreur. M. Nicolas Bobrowski demeurait pour moi l’être infortuné et misérable mais héroïque à qui, une fois dans sa vie, il était arrivé de manger du chien. Il y a plus d’un demi-siècle que j’ai entendu raconter cette histoire et l’impression n’en est pas encore effacée. Je crois bien que c’est la première histoire, disons réaliste, que j’aie entendue de ma vie cependant je ne sais pourquoi elle m’avait fait une si effroyable impression. Bien sûr, je sais à quoi ressemblent les chiens de nos villages, mais pourtant… Non. Même aujourd’hui, en me rappelant l’horreur et la compassion de ma jeunesse, je me demande si j’ai raison de révéler à un monde plein de froideur et de dédain cet effroyable épisode de l’histoire de ma famille. Je me demande si je le dois, étant donné que la famille Bobrowski a toujours été honorablement connue dans une grande partie du pays pour la délicatesse de ses goûts en matière de boire et de manger. Mais après tout, et puisque cette dégradation gastronomique doit rester vraiment à la charge du grand Napoléon, je pense que garder le silence à son sujet serait faire preuve d’une excessive réserve littéraire. Établissons donc la vérité. La responsabilité en incombe à l’homme de Sainte-Hélène, par suite de la déplorable légèreté avec laquelle il a conduit la campagne de Russie. Ce fut durant la mémorable retraite de Moscou que M. Nicolas Bobrowski, en compagnie de deux autres officiers, – sur la moralité et la délicatesse de goût desquels je ne sais absolument rien, – fit gibier d’un chien dans les environs d’un village et ensuite le dévora. Autant que je puis m’en souvenir, l’arme employée avait été un sabre de cavalerie, et l’issue de cet épisode de chasse n’était rien de moins qu’une question de vie ou de mort, tout comme s’il se fût agi d’une rencontre avec un tigre. Un piquet de Cosaques bivouaquait dans ce village perdu au cœur de la forêt lithuanienne. Les trois chasseurs les avaient vus, d’une cachette, s’établir confortablement parmi les chaumières, juste avant la venue hâtive de la nuit d’hiver. Ils les avaient observés avec dégoût et peut-être avec désespoir. Tard dans la nuit, les conseils irréfléchis de la faim triomphèrent des préceptes de la prudence. Rampant à travers la neige, ils se glissèrent jusqu’à la palissade de branches sèches qui enclôt généralement les villages dans cette partie de la Lithuanie. Ce qu’ils espéraient trouver et de quelle manière, et si cette espérance valait le risque, Dieu seul le sait. Cependant ces partis de cosaques, qui la plupart du temps erraient sans officiers, se gardaient généralement fort mal et souvent pas du tout. Le village se trouvant à une grande distance de la ligne de retraite des Français, ils ne pouvaient, en outre, y soupçonner la présence de traînards de la Grande Armée. Les trois officiers s’étaient éloignés de la colonne principale au cours d’une tourmente de neige, et ils s’étaient égarés dans les bois pendant plusieurs jours, ce qui explique suffisamment le dénuement où ils se trouvaient. Leur plan avait été d’essayer d’attirer l’attention des paysans d’une des chaumières les plus rapprochées de la palissade, mais comme ils se préparaient à s’aventurer dans la gueule même du loup, si l’on peut ainsi dire, un chien il est même étrange qu’il n’y en eût qu’un, créature aussi formidable dans la circonstance qu’un loup, se mit à aboyer de l’autre côté de la palissade… À cet endroit du récit que j’ai entendu bien des fois à ma demande de la bouche de ma grand’mère la belle-sœur du capitaine Nicolas Bobrowski, je tremblais toujours d’émotion. Le chien aboya. S’il n’avait rien fait de plus que d’aboyer, trois officiers de la Grande Armée de Napoléon auraient péri honorablement à la pointe des lances des Cosaques ou peut-être, échappant à la poursuite de ceux-ci, seraient morts décemment de faim. Mais avant qu’ils eussent eu même le temps de penser à se sauver, le fatal chien, emporté par l’excès de son zèle, s’élança par une brèche de la palissade. Il s’élança, et mourut. Sa tête d’un seul coup, paraît-il, avait été séparée du corps. Il paraît aussi que plus tard, dans la triste solitude des bois couverts de neige, quand, abrité dans un creux, le petit groupe put allumer un feu, on découvrit que l’état de la curée n’était pas des plus satisfaisants. Non pas que le chien fût maigre, – bien au contraire, il avait l’air d’être malsainement obèse sa peau présentait des endroits nus d’un aspect fort déplaisant. Cependant ils n’avaient pas tué ce chien pour en avoir la peau. Il était de grande taille… Il fut mangé… Le reste est silence… Un silence pendant lequel un petit garçon tremble et dit avec conviction — Moi, je n’aurais pas pu manger de ce chien. Et sa grand’mère reprend avec un sourire — C’est peut-être que tu ne sais pas ce que c’est que d’être affamé. Je l’ai su depuis. Non pas que j’aie été réduit à manger du chien. Je me suis nourri de cet emblématique animal que les frivoles Gaulois dans leur langage appellent de la vache enragée » ; j’ai vécu de viandes salées ; je connais le goût du requin, du tripang, du serpent, de plats impossibles à décrire qui contenaient des choses sans nom, – mais de chien d’un village lithuanien, jamais. Je tiens à ce qu’il soit bien entendu que ce n’est pas moi, mais mon grand-oncle Nicolas, gentilhomme campagnard polonais, chevalier de la Légion d’honneur, etc., qui dans sa jeunesse a mangé du chien lithuanien. Je souhaiterais qu’il ne l’eût pas fait. L’horreur enfantine de cette action pèse encore absurdement sur l’homme grisonnant que je suis. Que puis-je y faire ? Cependant, s’il fut contraint de le manger, qu’on veuille bien se rappeler que ce fut alors qu’il était en service actif, et tout en se comportant bravement au cours du plus grand désastre militaire de l’histoire des temps modernes, et, en quelque sorte, pour le bien de sa patrie. Il l’avait mangé pour apaiser sa faim sans doute, mais aussi pour satisfaire à un désir inapaisable et patriotique, dans l’ardeur d’une grande foi qui subsiste encore et dans la poursuite d’une grande illusion allumée comme un phare décevant par un grand homme pour égarer les efforts d’une brave nation. Pro Patria ! Considéré sous ce jour, ce ne peut sembler qu’un doux et convenable repas. Et, considéré sous ce même jour, mon propre régime de vache enragée » ne semble qu’une impertinente et extravagante forme de complaisance en soi, car pourquoi moi, fils d’une terre que de tels hommes ont retournée de leurs socs et baignée de leur sang, ai-je été poursuivre des repas fantastiques de viandes salées et de durs biscuits sur la haute mer ? Au regard même le plus bienveillant, c’est là une question à laquelle il semble impossible de répondre. Hélas ! je suis convaincu que des hommes d’une impeccable droiture ne seront pas loin de murmurer dédaigneusement le mot de désertion. C’est ainsi qu’un innocent goût d’aventures peut devenir bien amer à la bouche. Il faut faire la part de l’inexplicable, si l’on veut juger la conduite des hommes en ce monde où il n’y a point d’explication définitive. On ne doit porter à la légère aucune accusation de déloyauté. Les apparences de cette vie périssable sont trompeuses comme tout ce qui tombe sous le jugement de nos sens imparfaits. La voix intérieure peut demeurer sincère au sein de ses secrets conciliabules. La fidélité à une tradition particulière peut persister au cours des événements d’une existence détachée, et suivre fidèlement aussi le chemin qu’a tracé une inexplicable impulsion. Il serait trop long d’expliquer cette intime alliance de contradictions dans la nature humaine qui fait que l’amour même prend parfois le visage désespéré de la trahison. Et peut-être n’y a-t-il pas d’explication possible. L’indulgence, – comme on l’a dit, – est la plus intelligente de toutes les vertus. J’ose croire que c’est une des moins communes, sinon la plus rare de toutes. Je ne voudrais pas donner à entendre par là que tous les hommes sont des sots, – ni même la plupart des hommes. Loin de là. Le barbier et le curé, appuyés par l’opinion de tout le village, condamnèrent à juste titre la conduite de l’ingénieux hidalgo qui, s’élançant de son pays natal, s’en fut casser la tête du muletier, mit à mort un troupeau de moutons inoffensifs et connut de fâcheuses expériences dans une certaine écurie. Dieu interdit qu’un rustre indigne échappe à la censure méritée en se pendant à l’étrier du sublime caballero. Sa fantaisie était très noble, très désintéressée et ne pouvait qu’exciter l’envie des plus vils mortels. Mais le charme de cette figure exaltée et dangereuse a plus d’un aspect. Lui aussi, il avait ses faiblesses. Après avoir lu tant de romans il voulut naïvement échapper, et de tout son être même, à l’intolérable réalité des choses. Il souhaita de rencontrer face à face le valeureux géant Brandabarbaran, roi d’Arabie, dont l’armure est faite de la peau d’un dragon et dont le bouclier suspendu à son bras est la porte d’une ville fortifiée. Aimable et naturelle faiblesse ! Simplicité bénie d’un cœur doux et dénué d’artifice ! Qui ne succomberait à une si consolante tentation ? Ce n’en était pas moins une forme de complaisance en soi et l’ingénieux hidalgo de la Manche n’était pas un bon citoyen. Le curé et le barbier n’avaient point tort dans leur critique. Sans aller aussi loin que le vieux roi Louis-Philippe qui avait coutume de dire dans son exil Les peuples ne se trompent jamais ! » on peut admettre que l’assentiment de tout un village contienne quelque part de justice. Fou ! Fou ! Celui qui passa en pieuses méditations la rituelle veillée d’armes près du puits d’une auberge et qui, à la pointe du jour, s’agenouilla avec révérence pour se faire sacrer chevalier par un gras et malin fripon d’aubergiste, n’est pas loin de toucher à la perfection. Il chevauche, la tête auréolée d’un halo, saint patron de toutes les existences gâchées, ou sauvées, par la grâce irrésistible de l’imagination. Mais ce ne fut pas un bon citoyen. Peut-être était-ce cela tout simplement que signifiait cette exclamation lancée par mon précepteur, et que je n’ai jamais oubliée. C’était durant la belle année 1873, la dernière année précisément où j’aie eu de bonnes vacances. J’ai connu ensuite des années gâchées, assez belles pourtant, et qui ne furent pas sans profit, mais l’année dont je parle fut la dernière de mes vacances d’écolier. D’autres raisons encore me feraient me rappeler cette année-là, mais elles sont trop longues pour que je puisse les donner ici. En outre elles n’ont rien à faire avec ces vacances. Ce qui a trait à ces vacances, c’est qu’avant le jour où cette remarque me fut faite, nous avions vu Vienne, le haut Danube, Munich, les chutes du Rhin, le lac de Constance, – en fait ce furent de mémorables vacances de voyage. Nous venions de parcourir à petites journées la vallée de la Reuss. C’était un temps de délices. C’était beaucoup plus une promenade qu’un voyage. Après avoir débarqué d’un steamer à Fluelen sur le lac de Lucerne, nous nous trouvâmes à la fin du second jour, comme le crépuscule enveloppait notre marche paisible, un peu plus loin que Hospenthal. Ce n’est pas ce jour-là que la remarque me fut faite ; dans l’ombre de cette vallée profonde et après avoir laissé derrière nous les habitations des hommes, nos pensées ne s’attachaient pas à des principes moraux, mais au simple problème d’un souper et d’un gîte. On ne voyait rien poindre qui y ressemblât et nous songions à retourner sur nos pas lorsque soudain, à un tournant de route, nous aperçûmes un bâtiment, fantomal dans le crépuscule. À cette époque les travaux du tunnel du Saint-Gothard étaient en cours et cette magnifique entreprise souterraine était la raison directe de ce bâtiment inattendu, isolé au pied même de la montagne. Il était long sans être grand ; il était bas ; il était fait de planches sans aucun ornement, dans le style des baraques de campement, avec l’encadrement blanc des fenêtres tranchant sur l’aspect jaune de sa façade unie. Cependant c’était un hôtel ; il portait même un nom que j’ai oublié. Mais aucun portier galonné d’or ne se tenait à son humble porte. Une laide et vigoureuse servante répondit à nos questions, puis survinrent l’homme et la femme qui tenaient cet hôtel. Il était clair qu’on n’y attendait aucun voyageur, et peut-être qu’on n’en désirait pas dans cette étrange hôtellerie qui, par son style sévère, ressemblait à la maison qui surmonte la coque peu marine des arches de Noé enfantines, universelle possession de l’enfance européenne. Son toit pourtant n’était pas à charnières et il n’était point rempli jusqu’aux bords d’animaux en bois peint et marbré. L’animal vivant dénommé touriste ne s’y montrait nulle part. On nous servit quelque chose à manger, dans une pièce longue et étroite, au bout d’une table longue et étroite qui semblait à ma perception fatiguée et à mes yeux assoupis être une balançoire, sans qu’il y eût quelqu’un à l’autre bout pour faire contrepoids à nos deux personnes couvertes de la poussière des routes… Nous nous hâtâmes de monter nous coucher dans une chambre qui sentait le sapin et j’étais profondément endormi avant même que ma tête eût touché l’oreiller. Le matin mon précepteur un étudiant de l’Université de Cracovie m’éveilla de bonne heure, et tandis que nous nous habillions, il me dit Il doit y avoir bien du monde dans cet hôtel. J’ai entendu un bruit de conversations jusqu’à onze heures. » J’en fus on ne peut plus surpris je n’avais pas entendu le moindre bruit, j’avais dormi comme un loir. Nous descendîmes dans la longue et étroite salle à manger avec sa table longue et étroite. On y voyait deux rangées d’assiettes. À l’une des nombreuses fenêtres dépourvues de rideaux se tenait un homme grand et osseux, dont la tête chauve s’ornait de deux touffes de cheveux au-dessus de chaque oreille, et qui portait une longue barbe noire. Il leva les yeux au-dessus du journal qu’il lisait et parut visiblement surpris de notre intrusion. D’autres personnes entrèrent. Aucune d’elles n’avait l’air d’un touriste. On ne vit pas paraître la moindre femme. Tous ces hommes semblaient se connaître assez intimement, mais je ne peux pas dire qu’ils étaient très bavards. L’homme à la tête chauve s’assit gravement au haut bout de la table. Ç’avait tout l’air d’une réunion de famille. Par la suite l’une des vigoureuses servantes en costume national nous révéla que c’était en vérité une pension pour quelques ingénieurs anglais occupés aux travaux du tunnel du Saint-Gothard et je pus écouter à mon aise la sonorité de la langue anglaise, autant qu’en font usage à l’heure du petit déjeuner des hommes qui ne croient pas devoir perdre beaucoup de paroles aux aménités de la vie. Ce fut mon premier contact avec l’humanité britannique, à l’exception des touristes que j’avais vus dans les hôtels de Zurich et de Lucerne, – sorte de gens qui n’a aucune réalité dans la vie courante. Je sais maintenant que l’homme à la tête chauve avait un très fort accent écossais. J’en ai rencontré beaucoup de son espèce, depuis lors, soit à terre, soit à la mer. Le second mécanicien du vapeur Mavis[3] aurait pu, par exemple, être son frère jumeau. Je ne puis m’empêcher de le croire, bien que, pour des raisons à lui, il m’ait affirmé n’avoir pas de frère jumeau. En tout cas cet Écossais réfléchi et chauve avec sa barbe noire semblait à mes yeux de jeune garçon une romanesque et mystérieuse personne. Nous partîmes sans qu’on y prêtât attention. Notre itinéraire devait nous mener par le col de la Furca[4] vers le glacier du Rhône, avec le dessein de descendre ensuite la pente de la vallée de Hasli. Le soleil déclinait déjà quand nous arrivâmes au sommet du col, et c’est là que fut prononcée la remarque à laquelle j’ai fait allusion. Nous nous étions assis sur le bord de la route pour poursuivre la discussion que nous avions commencée environ un kilomètre auparavant. Je suis certain que c’était une discussion, parce que je me rappelle parfaitement comment mon précepteur argumentait et comment, sans pouvoir répliquer, j’écoutais, les yeux fixés à terre. Un mouvement sur la route me fit relever la tête, et je vis alors mon inoubliable Anglais. J’ai eu des relations plus récentes, des familiers, des camarades dont je me souviens moins clairement. Il marchait rapidement vers l’est escorté d’un guide suisse à l’air morose, avec l’allure d’un voyageur ardent et intrépide. Il portait un pantalon court et n’avait en même temps que des chaussettes sous ses bottines lacées, pour des raisons qui pour hygiéniques ou raisonnées qu’elles fussent étaient sûrement imaginaires, ses mollets, exposés au regard public et à l’air tonique des hautes altitudes, éblouissaient le spectateur par leur apparence marmoréenne et leur ton chaud de jeune ivoire. Il conduisait une petite caravane. La lueur d’une exaltation impétueuse et ardente illuminait son visage fort rouge aux traits nets, ses courts favoris argentés, ses yeux innocemment avides et triomphants. Il jeta en passant un regard de bienveillante curiosité et un éclair amical de ses dents saines et étincelantes vers l’homme et l’enfant assis comme de poussiéreux vagabonds sur le bord de la route, avec un modeste havresac à leurs pieds. Ses mollets blancs avaient un vif éclat, le singulier guide suisse à bouche mauvaise se dandinait comme un ours récalcitrant à son côté un petit train de trois mulets suivait en file indienne l’entrain de cet enthousiaste. Sur les deux premiers mulets deux dames passèrent l’une derrière l’autre, mais de la façon dont elles étaient assises je ne vis que leur dos calme et semblable, et les longs bouts de leurs voiles bleus qui pendaient du bord de leur identique chapeau. Ses deux filles assurément. Une mule zélée, chargée des bagages et dont les oreilles n’étaient pas empesées, menée par un conducteur lourdaud et blême, formait l’arrière-garde. Mon précepteur après s’être interrompu, le temps de jeter un regard et un faible sourire, reprit son argumentation. Je vous dis que ce fut une année mémorable. On ne rencontre pas un Anglais comme celui-là deux fois dans sa vie. Était-il dans l’ordre mystique des choses, l’ambassadeur de mon avenir envoyé pour faire pencher le plateau de la balance à un moment critique, au sommet d’un col des Alpes, avec les pics de l’Oberland Bernois comme solennels et muets témoins ? Son regard, son sourire, l’ardeur comique et inextinguible de son effort m’aidèrent à me ressaisir. Il faut dire que, ce jour-là et dans l’atmosphère exaltante de cet endroit élevé, je m’étais senti profondément opprimé. C’était l’année où j’avais pour la première fois fait part de mon désir de devenir marin. De prime abord, comme ces sons qui en dehors de la gamme à laquelle les oreilles humaines sont habituées restent inaccessibles à notre entendement, cette déclaration avait passé inaperçue. Ce fut comme si elle n’avait pas été faite. Ensuite, en lui donnant des tons variés, je fis en sorte d’amener par-ci par-là une surprise momentanée, sous la forme d’une question comme Quel est ce drôle de bruit ? » Puis ce fut Vous avez entendu ce que dit ce garçon ? Qu’est-ce que c’est que cette extraordinaire fantaisie ? » Bientôt une vague d’étonnement scandalisé ce n’eût pas été pire si j’eusse déclaré que je voulais entrer dans un monastère de Chartreux, refluant hors de la ville académique de Cracovie, se répandit sur plusieurs provinces. Elle se répandit peu profondément, mais fort loin, et m’attira nombre de remontrances, de paroles indignées, d’étonnements apitoyés, d’ironies amères et de plaisanteries directes. C’est à peine si je pouvais respirer sous leur poids et je ne trouvais en tout cas pas de mots pour répondre. Des gens se demandaient ce que M. Thadée Bobrowski allait bien pouvoir faire de son déplorable neveu, et espéraient bienveillamment qu’il saurait me mettre à la raison. Ce qu’il fit fut de venir du fin fond de l’Ukraine pour s’en expliquer avec moi et juger par lui-même, avec impartialité et en toute justice, en se plaçant sur le terrain de la sagesse et de l’affection. Autant que la chose était possible à un jeune garçon dont le pouvoir d’expression était encore assez informe, je lui confessai le secret de mes pensées et, en retour, il m’ouvrit un moment son esprit et son cœur premier coup d’œil jeté sur le noble et inépuisable trésor d’une claire pensée et d’un chaleureux sentiment où je devais puiser, au cours de ma vie, avec un amour et une confiance qui ne seraient jamais déçus. En fait, après plusieurs entretiens prolongés, il arriva à la conclusion qu’il ne voulait pas que je pusse lui reprocher plus tard d’avoir gâché ma vie par une opposition formelle. Mais il me fallait prendre sérieusement le temps de la réflexion. Il me fallait ne pas songer seulement à moi, mais aux autres, mettre les droits de l’affection et de la conscience en balance avec la sincérité de ma propre intention. Réfléchis bien à tout ce que cela signifie à tous les points de vue, mon garçon, me déclara-t-il finalement sur le ton le plus amical. Et, en attendant, tâche d’avoir les meilleures notes possible à ton examen de fin d’année. » La fin de l’année scolaire arriva. J’eus d’assez bonnes notes aux examens, ce qui m’était pour certaines raisons plus difficile qu’à d’autres. À cet égard je pouvais donc, la conscience tranquille, commencer ces vacances qui devaient être une sorte de longue visite pour prendre congé de cette vieille Europe que je devais voir si peu pendant les vingt années qui allaient suivre. Ce n’était pas toutefois le but avoué de ce voyage. On l’avait plutôt, je suppose, combiné pour me distraire et occuper mes pensées dans une autre direction. Depuis des mois on n’avait fait aucune allusion à mon dessein de devenir marin. Mais mon attachement à mon jeune précepteur et son influence sur moi étaient si connus qu’il avait dû recevoir la mission confidentielle de me détourner de ma romanesque folie. C’était une excellente idée, car ni lui ni moi n’avions jamais de notre vie entrevu la mer. Cela nous arriva à tous deux un peu plus tard à Venise, du rivage du Lido. Pendant ce temps il avait pris sa mission tellement à cœur que je me sentais opprimé avant que nous n’eussions atteint Zurich. Il discutait dans les trains, sur les bateaux des lacs, il avait même, ma foi, discuté pendant l’obligatoire lever de soleil sur le Righi[5] ! Son dévouement à son indigne pupille ne pouvait faire aucun doute. Il en avait déjà donné la preuve par deux années de soins incessants et ardus. Je ne pouvais pas le haïr. Mais il m’avait écrasé lentement et, quand il commença à discuter au sommet du passage de la Furca, il était peut-être plus près du succès que lui et moi ne l’imaginions. Je l’écoutais, plongé dans un silence désespéré, tout en sentant ce vague fantôme d’une mer caressée dans mes rêves échapper à l’étreinte énervée de ma volonté. L’enthousiaste vieil Anglais avait passé et l’argumentation allait son train. Quelle récompense pourrais-je espérer d’une semblable existence à la fin de mes jours, pour mon ambition, mon honneur ou ma conscience ? Question à laquelle on ne pouvait répondre. Mais je ne me sentais plus opprimé. Nos regards se rencontrèrent et une véritable émotion parut dans ses yeux comme dans les miens. Ce fut la fin. Il ramassa soudain le havresac et se remit sur pieds — Vous êtes un incorrigible et désespérant don Quichotte. Voilà ce que vous êtes ! Je demeurai ébahi. J’avais quinze ans et je ne savais ce qu’il voulait dire exactement. Mais je me sentis vaguement flatté d’entendre le nom de l’immortel chevalier mêlé à ma propre extravagance, ainsi que l’appelaient à mon nez et à ma barbe quantité de gens. Hélas ! je ne pense pas qu’il y avait de quoi être fier. Je n’étais pas de l’étoffe dont sont faits les protecteurs des demoiselles affligées, les redresseurs de torts de ce monde et mon précepteur le savait mieux que personne. En cela, dans son indignation, il fut supérieur au barbier et au curé, quand il me lança comme un reproche un nom honoré. Je demeurai en arrière de lui pendant plus de cinq minutes alors, sans se retourner, il s’arrêta. Les ombres des pics éloignés s’allongeaient sur le col de la Furca. Quand je le rattrapai, il se tourna vers moi et, en face du Finster Aarhorn[6] qui, avec sa compagnie de frères géants, dressait sa tête monstrueuse sur le ciel étincelant, il mit affectueusement sa main sur mon épaule — Eh bien ! C’est bon. On n’en parlera plus. Et à la vérité il ne fut plus question entre nous de ma mystérieuse vocation. Il ne devait plus en être question du tout, nulle part, ni avec qui que ce fût. Nous nous mîmes à redescendre le col de la Furca en causant joyeusement. Onze ans plus tard, mois pour mois, je descendais, à Towerhill, les marches du Dock Sainte-Catherine, capitaine au long cours de la marine marchande britannique. Mais l’homme qui avait mis sa main sur mon épaule au sommet du col de la Furca n’était plus de ce monde. L’année même de notre voyage, il obtint son diplôme à la Faculté de Philosophie ; et c’est seulement alors que sa véritable vocation se révéla. Pour y obéir il s’inscrivit aussitôt au cours de quatre années, à l’École de Médecine. Un jour vint où, sur le pont d’un navire ancré à Calcutta, j’ouvris une lettre qui m’apprenait la fin d’une enviable existence. Il s’était établi comme médecin dans une obscure petite ville de la Galicie autrichienne. Et la lettre me disait ensuite comment tous les pauvres du district, aussi bien les chrétiens que les juifs, avaient, avec des pleurs et des lamentations, suivi en foule jusqu’à la porte du cimetière le convoi du bon docteur. Comme sa vie avait été courte et claire sa vision ! Quelle meilleure récompense aurait-il pu rêver pour son ambition, son honneur et sa conscience, ce jour où, au sommet du col de la Furca, il m’avait pressé de bien réfléchir à la fin de la vie qui s’ouvrait devant moi. III Ce malheureux chien lithuanien dévoré, dans une sombre forêt, par mon grand-oncle Nicolas, en compagnie de deux autres épouvantails militaires et affamés, symbolisait, pour mon imagination enfantine, toute l’horreur de la retraite de Moscou et l’immoralité de l’ambition d’un conquérant. L’extrême dégoût que je ressentais pour ce fâcheux épisode a coloré l’opinion que j’ai du caractère et des exploits de Napoléon-le-Grand. Il va sans dire qu’elle est défavorable. Ce grand capitaine demeure moralement répréhensible d’avoir induit un naïf gentilhomme polonais à manger du chien, en lui mettant au cœur la fausse espérance de l’indépendance nationale. Ç’a été le sort de cette nation crédule, de mourir de faim pendant plus de cent ans, avec un régime de fausses espérances, et, ma foi oui, de chien. C’est, quand on y pense, un régime particulièrement délétère. Que le tempérament national fasse montre de quelque orgueil après y avoir résisté, c’est vraiment excusable. Mais trêve de généralités. Revenant donc à un cas particulier, M. Nicolas Bobrowski confia à sa belle-sœur ma grand’mère, à sa façon qui était laconiquement misanthrope, que ce dîner dans les bois l’avait mis à deux doigts de la mort ». Ce n’est pas surprenant. Ce qui me surprend, c’est qu’on ait pu entendre raconter cette histoire car mon grand-oncle Nicolas différait en ceci de la généralité des soldats du temps de Napoléon et peut-être de tous les temps, qu’il n’aimait pas raconter ses campagnes, qui commencèrent à Friedland et finirent quelque part dans les environs de Bar-le-Duc. Son admiration pour le grand Empereur n’avait de réserve que dans son expression. Comme la religion des gens convaincus, c’était un sentiment beaucoup trop profond pour aller l’exposer devant un monde de peu de foi. À part cela il semblait aussi dépourvu d’anecdotes militaires que s’il n’avait jamais vu un soldat de sa vie. Très fier des décorations qu’il avait gagnées avant sa vingt-cinquième année, il se refusait à en porter les rubans à la boutonnière selon la mode qui prévalait alors en Europe, et il se refusait même à en étaler les insignes aux jours de fête, comme s’il voulait les cacher de peur de paraître glorieux et arrogant. Il me suffit de savoir que je les ai », marmottait-il. En trente années on ne les lui vit sur la poitrine que deux fois, – à un heureux mariage dans la famille et aux obsèques d’un vieil ami. Que le mariage ainsi honoré n’ait pas été celui de ma mère, je ne l’ai su que plus tard, trop tard pour en faire grief à M. Nicolas Bobrowski qui fit amende honorable, lors de ma naissance, en écrivant une longue lettre de félicitations qui renfermait cette prophétie Il verra des temps meilleurs. » Même dans son cœur aigri survivait un espoir. Mais il n’était pas bon prophète. C’était un homme plein d’étranges contradictions. Pendant des années, il habita chez son frère, dans une maison remplie d’enfants, pleine de vie, d’animation, de bruit, avec une allée et venue perpétuelle de visiteurs il n’en conserva pas moins ses habitudes de solitude et de silence. Alors qu’on le croyait entêté et profond dans ses actions, il était en vérité victime de la plus pénible irrésolution dans tout ce qui concernait la vie civile. Sous son apparence taciturne et flegmatique se dissimulait une disposition à de courtes, mais violentes colères. Je crois bien qu’il n’avait pas de talent pour conter mais il semblait éprouver une sombre satisfaction à déclarer qu’il avait été le dernier à franchir à cheval le pont sur l’Elster après la bataille de Leipzig. De crainte qu’on pût tirer de ce fait quelque idée favorable à sa valeur, il condescendait à expliquer comment cela s’était passé. Il semble que peu après le début de la retraite on le dépêcha vers la ville, où quelques divisions de l’armée française et parmi elles le corps polonais du prince Joseph Poniatowski, refoulées en désordre dans les rues, se voyaient exterminées par les Alliés. Quand on lui demanda ce qui s’y passait, M. Nicolas Bobrowski murmura ce simple mot Abattoir. » Ayant remis son message au prince, il se hâta de revenir rendre compte de sa mission à l’officier supérieur qui l’avait envoyé. Sur ces entrefaites, l’avance de l’ennemi avait enveloppé la ville on lui tira des coups de fusil du haut des maisons et il fut poursuivi sans relâche jusqu’à la rive du fleuve par une bande de hussards prussiens et de dragons autrichiens. Le pont avait été miné dès le matin, et son opinion était qu’en voyant tous ces cavaliers lancés de tous côtés à sa poursuite, l’officier qui commandait les sapeurs s’alarma et fit mettre prématurément le feu aux charges de mines. Il n’avait pas fait deux cents mètres sur l’autre rive qu’il entendit le bruit des explosions fatales. M. Nicolas Bobrowski concluait son laconique récit par ce simple mot Imbécile », prononcé avec le plus grand calme. Cela attestait son indignation à la pensée de tant de milliers de vies perdues. Sa physionomie flegmatique s’éclairait toutefois d’un semblant de satisfaction quand il parlait de sa seule blessure. Vous comprendrez qu’il avait à cela quelque raison, quand vous saurez qu’il avait été blessé au talon, comme Sa Majesté l’Empereur Napoléon lui-même », rappelait-il négligemment à ses auditeurs. Il n’y a aucun doute que l’indifférence était feinte, quand on songe à la distinction d’une telle blessure. Dans toute l’histoire des guerres, il n’y a, je crois, que trois guerriers notoires qui aient été blessés au talon Achille, Napoléon, – des demi-dieux, en vérité, – et la piété familiale d’un indigne descendant y ajoute le nom de ce simple mortel, Nicolas Bobrowski. Les Cent-Jours trouvèrent M. Nicolas Bobrowski établi chez un de nos parents éloignés qui possédait une petite propriété en Galicie. Comment il était parvenu à cet endroit à travers toute l’épaisseur d’une Europe en armes et après quelles aventures, je crois bien qu’on ne le saura jamais. Tous ses papiers se trouvèrent détruits peu de temps avant sa mort ; mais s’il s’y trouvait, comme il l’affirma, un résumé de sa vie, alors je suis bien sûr que cela ne devait pas tenir plus d’une demi-page de papier écolier. Le parent chez qui il vivait se trouvait être un officier de l’armée autrichienne qui avait quitté le service après la bataille d’Austerlitz. Contrairement à M. Nicolas Bobrowski qui cachait ses décorations, il se plaisait à exhiber un honorable état de service qui affirmait qu’il avait été unschreckbar sans peur devant l’ennemi. Cette association ne semblait pas devoir être des plus rassurante. La tradition familiale assure pourtant que ces deux hommes s’entendirent fort bien au sein de leur rurale solitude. Quand on lui demandait s’il n’avait pas été fortement tenté, durant les Cent-Jours, de gagner la France et d’offrir ses services à son Empereur bien-aimé, M. Nicolas Bobrowski répondait Pas d’argent. Pas de cheval. Trop loin pour y aller à pied. » La chute de Napoléon et la ruine des espérances nationales polonaises affectèrent vivement le caractère de M. Nicolas Bobrowski. Il répugnait à retourner dans sa province. Mais il avait à cela une autre raison. M. Nicolas Bobrowski et son frère, mon grand-père maternel avaient perdu leur père de bonne heure, alors qu’ils étaient enfants. Leur mère, jeune encore et pourvue d’une jolie fortune, se remaria avec un homme plein de charme et d’une aimable nature, mais sans un sou. Il se montra beau-père affectueux et attentif ; malheureusement, tout en surveillant l’éducation des garçons et en leur formant le caractère par de sages conseils, il fit de son mieux pour s’assurer leur fortune en achetant et en vendant des terres en son propre nom et en faisant des placements de façon à dissimuler les traces du véritable propriétaire. Il se peut que de telles pratiques réussissent, si l’on a assez de charme pour éblouir perpétuellement sa propre femme, et de bravoure pour défier les vaines terreurs de l’opinion publique. Le moment critique arriva où l’aîné des garçons, atteignant sa majorité, au cours de l’année 1811, réclama des comptes et une partie de son héritage pour débuter dans la vie. Ce fut alors que le beau-père déclara avec un calme péremptoire qu’il n’avait pas de comptes à rendre et qu’il n’y avait pas d’héritage. Toute la fortune lui appartenait en propre. Il prit fort bien ce qu’il appelait la fausse opinion du jeune homme sur le véritable état des affaires, mais il se sentit obligé de maintenir fermement sa position. Il y eut une allée et venue de vieux amis affairés, on vit apparaître des médiateurs de bonne volonté qui, par d’épouvantables routes, arrivèrent du fin-fond des trois provinces ; et le Maréchal de la Noblesse tuteur ex officio de tous les orphelins de bonne famille convoqua une réunion de propriétaires terriens pour examiner d’une façon amicale les causes du malentendu survenu entre X… et ses beaux-fils et discuter des meilleurs moyens d’y mettre un terme ». À cet effet, une députation rendit visite à X… qui la traita le mieux du monde, lui offrit d’excellents vins, mais se refusa absolument à prêter l’oreille à des remontrances. Aux propositions d’arbitrage qui lui furent faites, il se mit tout simplement à rire ; pourtant toute la province eût pu témoigner que, quatorze ans auparavant, lorsqu’il avait épousé la veuve, toute sa fortune visible à part ses qualités sociales consistait en une élégante voiture à quatre chevaux et deux domestiques, avec lesquels il faisait des visites d’une maison de campagne à l’autre quant aux ressources qu’il pouvait posséder à cette époque, on n’en pouvait soupçonner l’existence que par la ponctualité avec laquelle il réglait de modestes pertes au jeu. Mais grâce au pouvoir magique que possèdent l’entêtement et des affirmations répétées, on pouvait rencontrer, par-ci, par-là, des gens qui murmuraient que sûrement il devait y avoir quelque chose de vrai là-dessous ». Toutefois, à son anniversaire suivant il avait l’habitude de le célébrer par une grande partie de chasse qui durait trois jours, de toute la foule des invités il ne vint que deux personnes, deux voisins éloignés et de peu d’importance ; dont l’un était notoirement stupide, et dont l’autre, pieux et honnête homme, était si épris de la chasse qu’il n’aurait pu, de son propre aveu, refuser une partie de chasse au diable lui-même. À cette manifestation de l’opinion publique X… opposa la sérénité d’une conscience sans tache. Il ne se laissa pas démonter. Il devait cependant être un homme à sentiments profonds, car, lorsque sa femme prit ouvertement fait et cause pour ses enfants, il perdit sa belle tranquillité, déclara qu’il avait le cœur brisé et la mit à la porte, en négligeant, dans la profondeur de son chagrin, de lui laisser le temps de faire ses malles. Ce fut le commencement d’un procès abominable, chef-d’œuvre de chicane, qui à la faveur de tous les subterfuges légaux devait durer des années. Ce fut aussi le prétexte à de nombreux témoignages de sympathie et de bonté. Toutes les maisons d’alentour s’ouvrirent toutes grandes pour recueillir ces sans-foyer. On ne manqua ni d’aide légale, ni d’assistance matérielle pour la poursuite du procès. X…, de son côté, continua à verser publiquement des larmes sur l’ingratitude de ses beaux-fils et sur l’aveugle entêtement de sa femme ; mais comme, en même temps, il déployait une grande habileté dans l’art de dissimuler les documents matériels on le soupçonna même d’avoir été jusqu’à brûler un dossier intéressant l’histoire de la famille, ce scandaleux litige dut se terminer par un compromis, afin d’éviter le pire. Il fut réglé finalement par la restitution, – sur toute cette fortune en cause, – de deux villages avec les noms desquels je ne veux pas ennuyer mes lecteurs. Après cette conclusion boiteuse, la femme ni les beaux-fils n’eurent plus rien à faire avec l’homme qui avait donné au monde un si bel exemple de charité bien ordonnée appuyée sur la force de caractère, la détermination et l’industrie ; et mon arrière-grand’mère, dont la santé avait été complètement ruinée, mourut deux ans plus tard à Carlsbad. Légalement assuré par jugement de la possession de son pillage, X… retrouva sa sérénité habituelle et il continua à résider dans le voisinage, confortablement et dans une apparente tranquillité d’esprit. Ses parties de chasse furent de nouveau assez suivies. Il ne se lassa jamais d’affirmer, à qui voulait l’entendre, qu’il ne nourrissait aucune rancune de ce qui s’était passé, et il protestait vivement de sa constante affection pour sa femme et ses beaux-fils. Il est vrai, disait-il, qu’ils avaient essayé de le rendre pauvre comme Job pour la fin de ses jours, et parce qu’il n’avait pas consenti à se laisser spolier, comme chacun l’eût fait à sa place, ils l’abandonnaient maintenant aux tristesses d’une vieillesse solitaire. Néanmoins l’amour qu’il leur portait résistait à des coups aussi cruels. – Et il y avait peut-être quelque chose de vrai dans ses protestations. Il se mit bientôt à faire des ouvertures amicales à l’aîné de ses beaux-fils, mon grand-père maternel ; lorsque celles-ci eurent été péremptoirement rejetées, il n’en continua pas moins à les renouveler sans cesse avec une caractéristique ténacité. Pendant des années il persista dans ses efforts de réconciliation, promettant à mon grand-père de faire un testament en sa faveur, si seulement il voulait pousser l’amitié au point de lui rendre visite de temps à autre ils étaient assez proches voisins pour la contrée, une quinzaine de lieues ou même de faire acte de présence à la partie de chasse qu’il donnait pour son jour de fête. Mon grand-père était grand amateur de sports. Il était d’un naturel aussi éloigné qu’on peut l’imaginer de la dureté et de l’animosité. Élevé dans l’esprit libéral des Bénédictins qui dirigeaient alors le seul collège réputé dans le sud de la Pologne, il avait également fait son habituelle lecture des auteurs du dix-huitième siècle. La charité chrétienne s’unissait chez lui à une philosophique indulgence à l’endroit des faiblesses humaines. Mais le souvenir de ces premières années d’anxiété, et de sa jeunesse privée de toute illusion généreuse par le cynisme de ce détestable procès, l’empêchait de pardonner. Il ne succomba jamais à l’attrait d’une partie de chasse, et X…, acharné jusqu’au bout à cette réconciliation et gardant à cet effet près de son lit son projet de testament, mourut intestat. La fortune ainsi acquise, et accrue par une gestion avisée et soigneuse, passa aux mains de parents éloignés qu’il n’avait jamais vus et qui ne portaient même pas son nom. Pendant ce temps, la bénédiction d’une paix générale descendait sur l’Europe. M. Nicolas Bobrowski, ayant fait ses adieux à son hospitalier parent, l’officier autrichien sans peur », quitta la Galicie et, sans se rapprocher de son lieu de naissance, où l’odieux procès était encore en cours, il se rendit directement à Varsovie pour s’engager dans l’armée du royaume de Pologne que l’on venait de constituer sous le sceptre d’Alexandre Ier, autocrate de toutes les Russies. Ce royaume, créé par le Congrès de Vienne pour reconnaître à une nation son ancienne existence indépendante, comprenait seulement les provinces centrales du vieux patrimoine polonais. Un frère de l’Empereur, le grand-duc Constantin Pavlovitch, vice-roi et commandant en chef, marié morganatiquement à une Polonaise à laquelle il était furieusement attaché, étendait son affection d’une façon capricieuse et sauvage sur ceux qu’il appelait mes Polonais ». De teint jaune, avec une physionomie tartare et de petits yeux farouches, il marchait les poings serrés, le corps penché en avant, jetant des regards soupçonneux sous son énorme bicorne. Il était doué d’une intelligence limitée et sa raison même était des plus douteuse. La marque héréditaire s’affirmait chez lui non pas par des penchants mystiques, comme chez ses deux frères Alexandre et Nicolas de façons différentes, car l’un était mystiquement libéral et l’autre mystiquement autocrate, mais par la furie d’une nature sans contrôle qui se déchaînait généralement d’une manière odieuse sur le terrain de parade. C’était un passionné militariste et un excellent sergent instructeur. Il traitait son armée polonaise comme un enfant gâté traite ses jouets favoris, sauf qu’il ne la prenait pas avec lui dans son lit, le soir elle n’était pas assez petite pour cela. Mais il jouait avec elle du matin au soir, se plaisait à la variété des beaux uniformes et à l’amusement d’incessants exercices. Cette passion enfantine, non pas pour la guerre, mais pour le militarisme pur et simple, obtint un résultat souhaité. L’armée polonaise, comme équipement, comme armement et capacité de manœuvre, tels qu’on les entendait alors, était devenue, à la fin de l’année 1830, un instrument tactique de premier ordre. Les paysans polonais ce n’étaient pas des serfs servaient dans les rangs par enrôlement, et les officiers se recrutaient principalement dans la petite noblesse. M. Nicolas Bobrowski avec ses états de service napoléoniens, n’eut aucune difficulté à obtenir le grade de lieutenant ; mais l’avancement dans l’armée polonaise était lent, car, organisée comme une formation séparée, elle ne prit aucune part aux guerres de l’empire russe contre la Perse ou contre les Turcs. La première campagne qu’elle fit contre la Russie même devait être sa dernière. En 1831, quand la Révolution se déclara, M. Nicolas Bobrowski était le plus ancien capitaine de son régiment. Quelque temps auparavant, il avait été nommé à la direction du dépôt de remonte dont le quartier se trouvait hors du royaume, dans nos provinces méridionales, d’où provenaient presque tous les chevaux de la cavalerie polonaise. Pour la première fois depuis qu’il avait quitté la maison, à dix-huit ans, pour commencer sa vie militaire par la bataille de Friedland, M. Nicolas Bobrowski respirait l’air de la steppe, l’air natal. Un malheureux destin l’attendait sur le théâtre même de sa jeunesse. Aux premières nouvelles du soulèvement de Varsovie, tout le dépôt de remonte, officiers, vétérinaires et soldats mêmes, fut mis promptement aux arrêts, puis on les envoya en corps au-delà du Dnieper[7] dans la ville la plus proche, en Russie même. De là on les dispersa dans diverses parties de l’empire fort éloignées. C’est ainsi que le pauvre M. Nicolas Bobrowski pénétra en Russie beaucoup plus avant qu’il ne le fît jamais du temps de l’invasion napoléonienne, mais beaucoup moins volontairement. Astrakhan fut sa destination. Il demeura là trois années, vivant librement dans la ville, mais obligé de se rendre chaque jour à midi chez le commandant de place qui avait coutume de le retenir fréquemment pour fumer une pipe et causer un peu. Il est difficile de se faire une idée juste de ce qu’était une causerie avec M. Nicolas Bobrowski. Son aspect taciturne devait renfermer beaucoup de rage comprimée, car le commandant lui communiquait les nouvelles du théâtre de la guerre, et ces nouvelles étaient telles qu’on pouvait s’y attendre, c’est-à-dire très mauvaises pour les Polonais. M. Nicolas Bobrowski recevait ces communications avec une apparence de flegme, mais le Russe manifestait une chaleureuse sympathie pour son prisonnier — Comme soldat, je comprends vos sentiments. Vous, naturellement, vous voudriez être au fort de tout cela. Ma foi ! Vous me plaisez. Et n’était le respect du serment militaire, je vous laisserais partir de mon propre chef. Quelle différence cela nous ferait-il, un des vôtres de plus ou de moins ? À d’autres moments, il demandait avec simplicité — Dites-moi, Nicolas Stepanovitch le nom de mon grand-père était Étienne et le commandant employait la forme russe de politesse, dites-moi pourquoi vous autres, Polonais, cherchez-vous toujours des ennuis ? Que pouviez-vous espérer d’autre en vous attaquant à la Russie ? Il était même capable parfois d’une réflexion philosophique. — Regardez votre Napoléon, maintenant. Un grand homme. Il n’y a pas à nier que ça été un grand homme tant qu’il s’est contenté de rosser ces Allemands et ces Autrichiens, et toutes ces nations-là. Mais non ! Il a cru devoir aller en Russie chercher des ennuis, et quelle en a été la conséquence ? Tel que vous me voyez, j’ai traîné mon sabre sur les pavés de Paris ». Après son retour en Pologne, M. Nicolas Bobrowski quand on pouvait l’amener à parler des conditions de son exil le décrivait comme un homme capable, mais stupide ». Refusant l’offre qui lui fut faite d’entrer dans l’armée russe, il n’eut comme retraite que la moitié de la pension de son grade. Son neveu mon oncle et tuteur m’a raconté que la première impression durable qu’eût gardée sa mémoire alors qu’il était un enfant de quatre ans, c’était celle de la joie qui régna dans la maison de ses parents le jour où M. Nicolas Bobrowski y arriva, au retour de sa détention en Russie. Chaque génération a ses souvenirs. Les premiers souvenirs de M. Nicolas Bobrowski auraient pu être marqués par les circonstances du dernier partage de la Pologne, et il vécut assez longtemps pour avoir à souffrir de la dernière insurrection de 1863, événement qui affecta l’avenir de toute ma génération et qui a coloré mes premières impressions. Son frère, dans la maison duquel il avait pendant dix-sept ans abrité la timidité misanthropique qu’il ressentait en face des problèmes les plus simples de la vie, mourut vers 1850 et M. Nicolas Bobrowski dut prendre son courage à deux mains et une décision pour l’avenir. Après de longues et mortelles hésitations il accepta enfin de prendre à bail quelque quinze cents acres de la propriété d’un ami, dans le voisinage. Les termes du bail étaient fort avantageux, mais la situation retirée du village et une maison simple et confortable furent, je crois, ce qui surtout l’attira. Il vécut là paisiblement dix ans environ, ne voyant que fort peu de monde, ne prenant aucune part à la vie publique de la province, telle qu’elle pouvait être sous le régime arbitraire d’une tyrannie bureaucratique. Son caractère et son patriotisme étaient au-dessus de tout soupçon ; mais les organisateurs de l’insurrection, dans leurs déplacements fréquents à travers la province, évitaient scrupuleusement de passer par sa maison. On était généralement d’avis qu’il ne fallait pas troubler le repos des dernières années du vieillard. Même des intimes, comme mon grand-père paternel qui avait été son compagnon d’armes durant la campagne de Russie de Napoléon et plus tard officier comme lui dans l’armée polonaise, évitaient de rendre visite à leur ami quand approcha la date du soulèvement. Les deux fils de mon grand-père et sa fille unique étaient tous profondément engagés dans l’œuvre révolutionnaire il était lui-même ce type de seigneur polonais pour qui le seul idéal d’action patriotique était de se mettre en selle et les chasser ». Mais il convenait lui-même qu’il ne fallait pas tourmenter ce cher Nicolas. Toutes ces précautions de la part de ses amis, conspirateurs ou autres, n’empêchèrent pas M. Nicolas Bobrowski de ressentir le contrecoup des infortunes de cette malheureuse année. Moins de quarante-huit heures après le commencement de l’insurrection dans cette partie du pays, un escadron d’éclaireurs cosaques traversa le village et envahit la maison. Le gros de la troupe s’établit entre la maison même et les écuries, tandis que les autres, mettant pied à terre, inspectaient les différents bâtiments. L’officier qui commandait ce détachement, escorté de deux hommes, s’avança vers la porte d’entrée de la maison. Tous les volets de ce côté étaient fermés. L’officier dit au domestique venu à sa rencontre qu’il voulait voir son maître. Celui-ci lui répondit que le maître n’était pas là ; ce qui était parfaitement vrai. Je poursuis ici l’histoire telle que le domestique la raconta aux amis et parents de mon grand-oncle et telle que je l’ai entendu raconter moi-même. En recevant cette réponse, l’officier cosaque, qui était resté sous le porche, entra dans la maison. — Où est allé ton maître, alors ? — Notre maître est parti pour Jitomir le chef-lieu du gouvernement, à quelque vingt lieues de là avant-hier. — Il n’y a que deux chevaux à l’écurie. Où sont les autres ? — Notre maître voyage toujours avec ses propres chevaux. Il voulait dire par là qu’il ne prenait pas la poste. Il sera absent une semaine ou plus. Il m’a dit qu’il avait une affaire au Tribunal civil. Tandis que le domestique parlait, l’officier considérait le vestibule. Il y avait une porte en face de lui, une porte à droite, une porte à gauche. L’officier décida d’entrer par là porte de gauche et ordonna d’ouvrir les volets de la pièce. C’était le bureau de M. Nicolas Bobrowski avec deux corps de bibliothèques, des tableaux aux murs, etc. À côté de la grande table de milieu, chargée de livres et de papiers, se trouvait un tout petit bureau à tiroirs, placé entre la porte et la fenêtre en bonne lumière c’est là que mon grand-oncle avait coutume de lire ou d’écrire. En ouvrant les volets, le domestique fut très surpris de voir que toute la population mâle du village s’était massée devant la maison, piétinant les plates-bandes. Il y avait même quelques femmes parmi eux. Il fut heureux d’apercevoir le prêtre du village de l’église orthodoxe qui s’avançait par l’allée. Le brave homme, dans sa précipitation, avait relevé sa soutane au-dessus de ses bottes. L’officier examina le dos des livres dans les bibliothèques. Puis il se pencha sur le bord de la table de milieu et remarqua d’un air dégagé — Ton maître ne t’a pas emmené à la ville avec lui, alors ? — Je suis le domestique principal et il me laisse pour garder la maison. C’est un jeune garçon robuste qui voyage avec notre maître. Si, – que Dieu le préserve, – il arrivait quelque accident en route, il lui serait beaucoup plus utile que moi. En regardant à travers la fenêtre, il vit le prêtre haranguer la foule qui paraissait subjuguée par son intervention. Trois ou quatre hommes cependant s’entretenaient avec les cosaques à la porte. — Et tu ne crois pas que ton maître est allé rejoindre les rebelles, peut-être, hein ? demanda l’officier. — Notre maître est bien trop vieux pour cela. Il a plus de soixante-dix ans et en outre il s’affaiblit. Il y a plusieurs années qu’il n’est monté à cheval et il ne peut pas marcher beaucoup non plus maintenant. L’officier restait assis là, balançant sa jambe, tranquille et indifférent. Cependant les paysans qui avaient causé avec les cosaques, à la porte, avaient obtenu la permission de pénétrer dans le vestibule. Un ou deux autres se détachèrent de la foule et les suivirent dans la maison. Ils étaient sept en tout, dont le forgeron, un ancien soldat. Le domestique s’adressa avec déférence à l’officier — Votre Honneur voudrait-il avoir la bonté de dire à ces gens de retourner chez eux ? Que viennent-ils faire ici ? Pourquoi pénètrent-ils ainsi dans la maison ? Ce n’est pas bien à eux de se conduire ainsi pendant que notre maître est absent, et je suis responsable de tout ici. L’officier se mit à rire légèrement et, après un moment, demanda — Vous avez des armes dans la maison ? — Oui. Nous en avons. De vieilles choses. — Apporte-les toutes ici, sur cette table. Le domestique renouvela sa tentative pour obtenir protection. — Est-ce que Votre Honneur ne veut pas dire à ces gens… ? Mais l’officier le regarda en silence de telle façon qu’il s’arrêta court et s’empressa d’appeler le garçon d’office pour l’aider à réunir les armes. Pendant ce temps, l’officier parcourait lentement toutes les pièces de la maison, les examinant attentivement, mais sans toucher à quoi que ce soit. Les paysans dans le vestibule reculèrent et ôtèrent leurs casquettes quand il passa. Il ne leur adressa pas la parole. Quand il revint dans le bureau, toutes les armes qu’on avait pu trouver dans la maison étaient sur la table. Il y avait une paire de gros pistolets d’arçon, à pierre, du temps de Napoléon, deux sabres de cavalerie, un de l’armée française, l’autre de l’armée polonaise, et un ou deux fusils de chasse. L’officier ouvrit la fenêtre, jeta dehors pistolets, sabres et fusils, et ses soldats accoururent pour les ramasser. Les paysans, dans le vestibule, encouragés par son attitude, avaient pénétré derrière lui dans le cabinet de travail. Il ne paraissait avoir aucunement conscience de leur présence, et, son rôle étant apparemment terminé, il sortit sans prononcer un mot. Dès qu’il fut parti, les paysans, dans le bureau, remirent leurs casquettes et commencèrent à échanger des sourires. Les cosaques se remirent en selle et passèrent directement de la cour de ferme dans les champs. Le prêtre, tout en parlant avec les paysans, descendit graduellement le chemin et sa chaleureuse et convaincante éloquence entraînait la foule silencieuse derrière lui hors de la maison. Il faut rendre cette justice aux prêtres de la paroisse de l’Église grecque que, tout étrangers qu’ils fussent au pays ils venaient tous de l’intérieur de la Russie, la majorité d’entre eux mettaient l’influence qu’ils avaient sur leurs ouailles au service de la cause de la paix et de l’humanité. Fidèles à l’esprit de leur mission, ils essayaient d’apaiser les passions des paysans exaltés et s’opposaient de tout leur pouvoir à la rapine et à la violence, partout où cela était possible. Et ils suivaient cette conduite à l’encontre des désirs exprès des autorités. Quelques-uns d’entre eux eurent à souffrir plus tard de cette désobéissance et se virent transférés brusquement dans l’extrême Nord ou envoyés dans des paroisses sibériennes. Le domestique avait hâte de se débarrasser des quelques paysans qui avaient pénétré dans la maison. Quelle conduite était-ce là, leur demanda-t-il, à l’égard d’un homme qui n’était qu’un locataire, qui depuis des années n’avait cessé de se montrer parfaitement bon pour les gens du village et d’en être considéré, et qui dernièrement même avait consenti à abandonner deux prairies pour les troupeaux du village ? Ils devaient se souvenir aussi du dévouement de M. Nicolas Bobrowski pour les malades à l’époque du choléra. » Tout cela n’était que la simple vérité et eut pour effet que ces gens commencèrent à se gratter la tête et parurent irrésolus. L’orateur alors montra la fenêtre en s’écriant Regardez les autres qui s’en vont tranquillement, vous feriez mieux de les suivre et de prier Dieu de vous pardonner vos mauvaises pensées. » Cet appel fut une fâcheuse inspiration. En se précipitant à la fenêtre pour voir s’il disait bien vrai, ils renversèrent le petit bureau. Celui-ci, en tombant, fit entendre un bruit de pièces de monnaie. Il y a de l’argent là-dedans », cria le forgeron. En un instant le dessus de ce meuble délicat fut brisé et dans un tiroir apparurent quatre-vingts pièces d’or. La monnaie d’or ne se voyait que fort rarement alors en Russie cela mit les paysans hors d’eux. Il doit y en avoir d’autres dans la maison, et nous les aurons », hurla le forgeron, ancien soldat. Déjà ses compagnons criaient par la fenêtre, invitant la foule à venir les aider. Le prêtre, abandonné soudain à la grille, leva les bras au ciel et se sauva pour n’être pas témoin de ce qui allait arriver. Dans sa recherche de l’argent, cette bucolique populace brisa tout dans la maison, déchirant à coups de couteaux, fendant à coups de hachettes, si bien que, comme le disait le domestique, il ne resta pas deux morceaux de bois ensemble dans toute la maison. Ils brisèrent quelques fort belles glaces, toutes les fenêtres, toute la verrerie et la porcelaine. Ils jetèrent les livres et les papiers dehors, dans la prairie, et mirent le feu à ce monceau, apparemment pour le plaisir. L’unique chose qu’ils laissèrent intacte fut un petit crucifix d’ivoire qui resta pendu au mur de la chambre à coucher en ruines, au-dessus d’un amas de chiffons, d’acajou brisé et de morceaux de planches qui avaient été le lit de M. Nicolas Bobrowski. Découvrant le domestique au moment où il emportait une boîte de fer blanc, ils la lui arrachèrent et, comme il résistait, le jetèrent par la fenêtre de la salle à manger. La maison n’avait qu’un étage, mais assez élevé au-dessus du sol, et la chute fut si rude que l’homme demeura étendu, étourdi, jusqu’à ce que le cuisinier et un homme d’écurie pussent s’aventurer, vers le soir, hors de l’endroit où ils s’étaient tenus cachés, et le ramasser. La populace s’était retirée en emportant la boîte qu’ils supposaient pleine de billets de banque. À quelque distance de la maison, au milieu d’un champ, ils la brisèrent pour l’ouvrir. Ils y trouvèrent des documents écrits sur parchemin et les deux croix de la Légion d’honneur et Virtuti militari. À la vue de ces objets qui, leur expliqua le forgeron, étaient des marques d’honneur que le Tsar seul accordait, ils furent pris de panique. Ils jetèrent le tout dans le fossé et se dispersèrent en hâte. En apprenant cette perte particulière, M. Nicolas Bobrowski s’effondra complètement. Le simple sac de sa maison ne sembla pas l’affecter extrêmement. Alors qu’il gardait encore le lit à la suite de ce choc, les deux croix furent retrouvées et lui furent rendues. Cela contribua quelque peu à sa convalescence ; mais la boîte de fer blanc et les parchemins, en dépit des recherches que l’on fit dans tous les fossés aux alentours, ne se retrouvèrent jamais. Il ne pouvait oublier la perte de son brevet de la Légion d’honneur dont il savait par cœur le libellé qui établissait ses états de services, et après ce coup il consentait parfois à le réciter, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Ces mots, pendant les deux dernières années de sa vie, le hantèrent apparemment à tel point qu’il se les répétait à lui-même. On en eut la confirmation par la remarque que son vieux serviteur fit à ses plus intimes amis Ce qui me brisait le cœur, c’était d’entendre notre maître aller et venir le soir dans sa chambre et prier tout haut dans la langue française. » Ce doit être un an plus tard environ que je vis M. Nicolas Bobrowski ou, plus exactement, qu’il me vit pour la dernière fois. C’était, comme je l’ai déjà dit, à l’époque où ma mère obtint la permission de quitter son exil pendant trois mois et de les passer chez son frère, où des amis et des parents vinrent de près et de loin lui apporter leurs hommages. Il eût été inconcevable que M. Nicolas Bobrowski ne fût pas du nombre. La petite enfant de quelques mois qu’il avait tenue dans ses bras, le jour même où il était revenu après des années de combats et d’exil, affirmait sa foi dans le salut national en supportant à son tour les rigueurs de l’exil. Je ne sais s’il était là le jour même de notre départ. J’ai déjà dit que, pour moi, il reste plus particulièrement l’homme qui dans sa jeunesse avait mangé du chien rôti, dans les profondeurs d’une sombre forêt de pins chargés de neige. Mon souvenir ne peut lui faire place dans aucune des scènes que je me rappelle. Un nez recourbé, des cheveux blancs étincelants, l’impression fugitive d’une silhouette militaire, maigre, mince, rigide, boutonnée jusqu’au menton, c’est tout ce qui reste aujourd’hui sur terre de M. Nicolas Bobrowski, rien que cette ombre vague poursuivie par le souvenir de son petit-neveu, le dernier être humain, je suppose, qui survive d’entre tous ceux qu’il avait vus au cours de sa vie taciturne. Mais je me rappelle bien le jour de notre départ pour regagner l’exil. La vieille berline de voyage longue et bizarre, avec ses quatre chevaux de poste, devant la façade principale de la maison, façade à huit colonnes, quatre de chaque côté du perron. Sur les marches, des groupes de domestiques, des parents, un ou deux amis du voisinage le plus proche ; un silence parfait sur tous les visages une expression concentrée et grave ; ma grand’mère tout en noir avec un regard stoïque, mon oncle donnant le bras à ma mère jusqu’à la voiture où l’on m’avait déjà fait monter ; au haut des marches, ma petite cousine dans une robe courte de tartan à dessin rouge, et, comme une petite princesse, entourée des femmes de sa maison la gouvernante en chef, notre chère et corpulente Francesca qui avait été trente ans au service de la famille Bobrowski, l’ancienne nourrice, maintenant domestique de ferme, dont la belle figure paysanne trahissait l’expression compatissante, et la bonne et laide Mlle Durand, l’institutrice, avec ses sourcils noirs qui se rejoignaient au-dessus d’un nez gros et court, et son teint de papier brun. De tous les yeux tournés vers la voiture, ses bons yeux seuls versaient des larmes, seule sa voix éplorée rompit le silence pour me crier N’oublie pas ton français, mon chéri. » En trois mois, rien qu’en jouant avec nous, elle m’avait appris non seulement à parler le français, mais même à le lire. C’était en vérité une excellente camarade de jeux. À quelque distance, à mi-chemin de la grande grille, une voiture légère, découverte, attelée de trois chevaux à la mode russe, était arrêtée sur un côté de l’allée ; l’officier de police du district s’y trouvait, la visière de sa casquette plate à bande rouge baissée sur les yeux. Il peut paraître étrange qu’il ait été là à surveiller de près notre départ. Sans vouloir prendre à la légère les justes timidités des impérialistes du monde entier, on m’accordera qu’une femme pratiquement condamnée par les docteurs et un petit garçon qui n’avait pas encore six ans ne pouvaient pas être considérés comme dangereux, pour le plus vaste des empires concevables, même chargé des responsabilités les plus sacrées. Et ce brave homme, je crois, ne le pensait pas non plus. J’appris plus tard pourquoi il était là. Je ne me rappelle aucun signe extérieur, mais il paraît qu’un mois auparavant environ, ma mère fut si mal qu’on douta qu’elle pût être en état d’entreprendre le voyage à la date indiquée. Dans cette incertitude, on demanda au gouverneur général de Kief[8] d’accorder un délai de quinze jours pour qu’elle pût prolonger son séjour chez son frère. Aucune réponse ne fut faite à cette prière, mais un soir, au crépuscule, le capitaine de gendarmerie du district vint à la maison dire au domestique de mon oncle, qui était sorti à sa rencontre, qu’il avait besoin de parler à son maître, en particulier, sur-le-champ. Très impressionné il pensait que c’était pour une arrestation, le domestique, plus mort que vif de frayeur », comme il le raconta ensuite, l’introduisit dans le grand salon, qui était fort sombre on n’éclairait pas cette pièce tous les soirs, en marchant sur la pointe des pieds, afin de ne pas attirer l’attention des dames de la maison, et le conduisit par l’orangerie jusque dans les appartements privés de mon oncle. Le policier, sans autre préliminaire, présenta à mon oncle un papier officiel — Tenez, je vous prie, lisez ceci. Je ne devrais pas vous montrer ce papier. J’ai tort de le faire. Mais une mission comme cela me fait perdre le boire et le manger, et le sommeil. L’officier de police, originaire de la Grande-Russie, avait servi dans le district depuis de longues années. Mon oncle déplia et lut le document. C’était un ordre de service du secrétariat du Gouverneur-général relatif à la demande, et enjoignant au capitaine de n’écouter aucune des déclarations ou explications qui pourraient lui être faites, touchant cette maladie, par des médecins ou autres personnes. Et si elle n’a quitté la maison de son frère, – disait en outre ce document – le matin du jour indiqué sur le permis, vous aurez à l’envoyer sous escorte, directement, souligné, à l’hôpital de la prison de Kief où elle sera traitée selon son état. » — Pour l’amour de Dieu, Monsieur Bobrowski, faites le nécessaire pour que votre sœur parte ce jour-là. Ne m’obligez pas à agir contre une femme, et surtout contre quelqu’un de votre famille. Je ne puis vraiment pas en supporter la pensée. Et il se tordait véritablement les mains. Mon oncle le considérait en silence. — Je vous remercie de m’avoir prévenu. Je vous assure que, fût-elle mourante, on la portera à la voiture. — Oui, en vérité, quelle différence pourrait-ce être de voyager jusqu’à Kief ou de rejoindre son mari ? Il lui faudrait toujours partir, – morte ou vive. Et notez, Monsieur Bobrowski, que je viendrai ici ce jour-là, non pas que je doute de votre promesse, mais parce que j’y suis obligé. Je dois le faire. Mon service. Mais, vraiment, mon métier est un métier de chien depuis que certains d’entre vous autres Polonais persistent à se rebeller vous avez tous à en souffrir. Telle est la raison pour laquelle il se trouvait là, dans une voiture découverte à trois chevaux rangée entre la maison et la grille. Je regrette de ne pas pouvoir livrer en pâture au dédain de tous ceux qui croient aux droits de la conquête, le nom de ce gardien trop fâcheusement sentimental de la grandeur impériale. En revanche, je suis à même de donner le nom du Gouverneur-général qui signa l’ordre en y ajoutant en marge, de sa propre écriture, à exécuter à la lettre. Le nom de ce monsieur était Bezak. Haut dignitaire, fonctionnaire énergique, l’idole un moment de la presse patriotique russe. Chaque génération a ses souvenirs. IV N’allez pas croire qu’à évoquer ainsi les souvenirs de cette demi-heure qui s’écoula entre le moment où mon oncle sortit de ma chambre et celui où nous nous retrouvâmes pour dîner, j’aie perdu de vue la Folie Almayer. En avouant avoir entrepris mon premier roman pour occuper mon temps, je pense avoir donné, par là-même, l’impression que ce fut un livre souvent ajourné. Il m’était toujours présent à l’esprit, alors même que je n’avais plus qu’un faible espoir de pouvoir jamais l’achever. Maints empêchements survinrent obligations quotidiennes, nouvelles impressions, vieux souvenirs. Ce ne fut pas le résultat d’un besoin, – ce fameux besoin de s’exprimer que découvrent les artistes à la recherche de motifs. La nécessité qui me poussa fut une nécessité secrète, obscure un phénomène tout à fait caché et inexplicable. Ou peut-être qu’un magicien oisif et frivole il doit y avoir des magiciens à Londres m’avait jeté un sort par une fenêtre de son appartement, au cours d’une de ces promenades solitaires que je faisais dans le dédale des rues, sans carte ni compas. Jusqu’au moment où je me mis à écrire ce roman, je n’avais écrit que des lettres, encore n’avaient-elles pas été nombreuses. Je n’avais jamais, de ma vie, pris note d’un fait, d’une impression ou d’une anecdote. La conception d’un livre fait d’après un plan était entièrement étrangère à mon esprit lorsque je me mis à écrire l’ambition d’être écrivain ne s’était jamais présentée à moi parmi ces aimables existences imaginaires que l’on se forge parfois amoureusement dans la quiétude et l’immobilité d’un rêve en plein jour toutefois, il est clair comme le soleil à midi qu’au moment où j’eus noirci la première page du manuscrit de la Folie Almayer elle contenait environ deux cents mots et cette moyenne par page n’a cessé d’être celle de mes trente années de vie littéraire, au moment, dis-je, où j’eus, dans la simplicité de mon cœur et l’étonnante ignorance de mon esprit, écrit cette page, les dés étaient jetés. Jamais Rubicon ne fut plus aveuglément franchi sans invocation aux dieux et sans crainte des hommes. Ce matin-là, je me levai de table après le petit déjeuner, reculai ma chaise, et sonnai violemment, peut-être devrais-je dire résolument, ou bien plutôt avec impatience, je ne sais. Mais, manifestement, cela a dû être une manière spéciale de sonner, un bruit accoutumé devenu impressionnant, comme lorsqu’on sonne pour le lever du rideau sur une pièce nouvelle. La chose, en effet, ne m’était pas habituelle. D’ordinaire, je faisais traîner mon petit déjeuner, et je prenais rarement la peine de sonner pour faire desservir mais ce matin-là, pour une raison qu’enveloppe le mystère général de cet événement, je ne traînai pas. Et pourtant je n’étais pas pressé. Je tirai la sonnette d’une main distraite, et tandis qu’elle retentissait faiblement quelque part dans le sous-sol, je me mis à bourrer ma pipe comme d’habitude et je cherchai une boîte d’allumettes, avec des regards vagues certes, mais qui ne manifestaient, je suis prêt à le jurer, aucune espèce de frénésie. J’étais assez calme pour découvrir au bout de quelque temps que la boîte d’allumettes se trouvait là sur la cheminée, juste devant mes yeux. Et tout cela était bel et bien habituel. Avant que je n’eusse jeté l’allumette, la fille de la propriétaire montra dans l’embrasure de la porte son pâle et paisible visage et un regard interrogateur. Depuis peu, c’était la fille de ma propriétaire qui répondait à mon coup de sonnette. Je note ce petit fait avec quelque orgueil, car il prouve que durant les trente ou quarante jours que j’avais habité là comme locataire, j’avais produit une impression favorable. Depuis une quinzaine on m’épargnait la vue dénuée d’attraits de la souillon domestique. On changeait souvent de bonnes dans cette maison de Bessborough Gardens, mais grandes ou petites, blondes ou brunes, elles étaient également négligées et particulièrement échevelées, comme si, intervertissant la version du conte de fées, la chatte de gouttière avait été changée en fille. J’étais extrêmement sensible au privilège d’être servi par la fille de ma propriétaire. Sa mise était soignée encore qu’elle-même fût anémique. — Voulez-vous débarrasser tout cela tout de suite ? lui dis-je d’une voix entrecoupée par mes efforts pour faire tirer ma pipe. C’était là, je l’avoue, une demande inaccoutumée. Généralement, en me levant de table, j’allais m’asseoir près de la fenêtre avec un livre et je les laissais enlever le plateau quand ça leur plaisait mais si vous croyez que ce matin-là j’étais le moins du monde impatient, vous vous trompez. Je me rappelle que j’étais parfaitement calme. À vrai dire je n’étais pas du tout certain que j’avais envie d’écrire, que je voulais écrire, ni même que j’avais quelque chose à écrire. Non, je n’étais aucunement impatient. Je flânai entre la cheminée et la fenêtre, sans même attendre consciemment qu’on eût débarrassé la table. Il y avait tout à parier qu’avant même que la fille de la propriétaire eût terminé, je m’emparerais d’un livre et resterais à le lire toute la matinée, dans un état d’agréable indolence. Je l’affirme avec assurance, et je ne sais même pas quels livres traînaient par la pièce. En tout cas, ce n’était pas de ces œuvres de grands maîtres, où l’on peut trouver le secret d’une pensée claire et d’une expression juste. Depuis l’âge de cinq ans j’ai toujours été grand liseur, ce qui n’a rien d’étonnant chez un enfant qui a appris à lire sans s’en apercevoir. À dix ans j’avais lu beaucoup de Victor Hugo et autres romantiques. J’avais lu en polonais et en français, des livres d’histoire, des voyages, des romans je connaissais Gil Blas et Don Quichotte dans des éditions abrégées j’avais lu tout jeune des poètes polonais et quelques poètes français, mais je ne puis dire ce que je lisais la veille du jour où je commençai à écrire moi-même. Je crois que c’était un roman, et il est très possible que ç’ait été un des romans d’Anthony Trollope. C’est très probable. Ma connaissance de ses livres était très récente. C’est l’un des romanciers anglais dont j’ai lu les œuvres pour la première fois en anglais. Pour ce qui était des hommes de réputation européenne, Dickens, Walter Scott ou Thackeray, il en avait été autrement. Mon premier contact avec la littérature anglaise d’imagination ç’avait été Nicolas Nickleby. C’est extraordinaire comme le bavardage inconséquent de Mrs. Nickleby et le déchaînement rageur du sinistre Ralph sonnaient bien en polonais. Pour ce qui est de la famille Crummles et de la famille du savant Squeers, le polonais semblait leur être aussi naturel que leur langue maternelle. C’était, j’en suis sûr, une excellente traduction. Ce devait être vers 1870. À vrai dire, je crois que je me trompe. Ce n’est pas ce livre-là qui fut ma première introduction à la littérature anglaise. Le premier fut les Deux Gentilshommes de Vérone et cela, sur le manuscrit même de la traduction de mon père. C’était pendant notre exil en Russie, et ce devait être moins d’un an après la mort de ma mère, car je me revois encore dans la blouse noire bordée de blanc de mon vêtement de deuil. Nous habitions ensemble, tout à fait seuls, dans une petite maison des faubourgs de la ville de Tchernikoff. Cet après-midi-là, au lieu d’aller jouer dans la cour que nous partagions avec le propriétaire, je m’étais glissé dans la pièce où mon père avait coutume d’écrire. Ce qui m’avait enhardi au point de grimper sur sa chaise, je n’en sais rien, mais deux heures plus tard il me trouva là à genoux, les deux coudes sur la table et la tête dans les mains, lisant le manuscrit sur des feuilles détachées. J’en fus grandement confus, et m’attendais à me voir gronder. Il resta dans l’embrasure de la porte à me considérer avec quelque surprise, mais la seule chose qu’il me dit après un moment de silence, ce fut — Lis-moi la page à haute voix. » Fort heureusement la page que j’avais devant moi n’était pas trop surchargée de suppressions et de corrections, et l’écriture de mon père était d’ailleurs extrêmement lisible. Quand je fus arrivé au bout, il hocha la tête et je m’esquivai, trop heureux d’avoir échappé à une réprimande pour cet acte d’impulsive audace. J’ai essayé, depuis lors, de découvrir la raison de cette indulgence et j’imagine qu’à mon insu, j’avais, dans l’esprit de mon père, acquis des droits à quelque latitude dans mes rapports avec sa table de travail. C’était un mois, peut-être même une semaine auparavant, que je lui avais lu à haute voix d’un bout à l’autre, et à sa complète satisfaction tandis qu’il gardait le lit, se trouvant alors assez souffrant les épreuves de sa traduction des Travailleurs de la mer, de Victor Hugo. Tel avait été mon titre à cette considération, et je crois bien aussi, mon premier contact avec la mer en littérature. Si je ne me rappelle pas où, quand et comment j’appris à lire, je ne suis pas près d’oublier comment je fus exercé dans l’art de lire à haute voix. Mon pauvre père, admirable lecteur lui-même, était le plus exigeant des maîtres. Je pense avec quelque fierté que j’ai dû lire tolérablement bien, à l’âge de huit ans, cette page des Gentilshommes de Vérone. La seconde fois que je les rencontrai, ce fut dans une édition complète, en un volume à cinq shillings, des Œuvres de Shakespeare, qu’il m’advint de lire à Falmouth, à mes moments perdus, avec l’accompagnement bruyant des maillets de calfats enfonçant l’étoupe dans les fentes du pont d’un navire en cale sèche. Nous avions fait relâche en détresse avec un équipage refusant le service après un mois de lutte épuisante contre les tempêtes de l’Atlantique du Nord. Les livres font partie intégrante de nos vies, et mes associations shakespeariennes sont liées d’une part à cette année de notre solitude, la dernière que j’ai passée en exil avec mon père il m’envoya en Pologne chez son beau-frère aussitôt qu’il put se décider à la séparation et à cette année de grosses tempêtes, l’année où j’ai regardé la mort de plus près à la mer, et de deux façons, d’abord par l’eau, puis par le feu. Je me rappelle toutes ces choses, mais ce que je lisais la veille du jour où commença ma vie d’écrivain, je l’ai oublié. J’ai une vague notion que ce devait être un des romans politiques de Trollope. Et je me rappelle aussi l’aspect qu’avait cette journée. C’était un jour d’automne dont l’atmosphère était opaline, un jour voilé, presque opaque, lumineux pourtant, avec des taches et des éclairs de soleil rouge sur les toits et les fenêtres d’en face, tandis que les arbres du square, dont les feuilles étaient tombées, avaient l’air de dessins à l’encre de Chine sur une feuille de papier de soie. C’était un de ces jours de Londres qui ont le charme d’une mystérieuse aménité, d’une attrayante douceur. Cet effet de brume opaline n’était pas rare à Bessborough Gardens à cause de la proximité de la Tamise. Il n’y a aucune raison pour que je puisse me rappeler cet effet plutôt ce jour-là qu’un autre, si ce n’est que je restai longtemps à regarder par la fenêtre, après que la fille de la propriétaire fut partie en emportant son butin de tasses et de soucoupes. Je l’entendis poser le plateau par terre dans le couloir et enfin fermer la porte je n’en continuai pas moins à fumer, le dos tourné à la pièce. Il est clair que je n’étais aucunement pressé de faire le plongeon dans la vie littéraire, si on peut décrire cette première tentative comme un plongeon. Je me sentais tout entier imprégné de cette indolence des marins éloignés de la mer, cette scène d’un incessant labeur et d’un interminable devoir. Pour s’abandonner à l’indolence, il n’y a rien de tel qu’un marin à terre quand il est dans cette disposition, celle d’une irresponsabilité absolue savourée à fond. Il me semble que je ne pensais absolument à rien, mais c’est là une impression difficile à croire après tant d’années. Ce dont je suis certain, c’est que j’étais bien loin de penser à écrire un roman, quoiqu’il fût possible et même vraisemblable que je pensais à l’homme qu’était Almayer. Je l’avais vu pour la première fois, environ quatre ans auparavant, de la passerelle d’un vapeur amarré à une petite jetée délabrée, à quelque quarante milles de l’embouchure d’une rivière de Bornéo. C’était le matin de bonne heure, et un léger brouillard, – un brouillard opalin comme dans Bessborough Gardens, mais sans ces touches vives des rayons rouges du soleil de Londres sur les toits et les tuyaux de cheminée, – promettait de se transformer bientôt en un brouillard blanc comme du coton. À l’exception d’une petite pirogue sur la rivière, il n’y avait rien en vue qui bougeât. Je sortais de ma cabine en bâillant. L’équipage de Malais hélait sur les chaînes de charge et examinait les treuils. Du pont, leurs voix m’arrivaient amorties leurs mouvements étaient languissants. Le début de cette journée tropicale vous donnait des frissons. Le timonier malais monté pour chercher quelque chose dans les coffres sur la dunette, grelottait visiblement. Les forêts en amont et en aval et sur la rive opposée paraissaient noires et humides l’eau dégouttait du gréement sur les tentes fortement tendues du pont, et c’est au milieu d’un bâillement frissonnant que j’aperçus pour la première fois Almayer. Il s’avançait à travers une pièce d’herbe brûlée, silhouette vague contre la vague masse d’une maison, une maison basse faite de nattes, de bambous et de feuilles de palmiers, et coiffée d’un énorme toit d’herbes sèches. Il s’avança sur la jetée. Il n’était vêtu que d’un ample pyjama de cretonne historiée d’énormes fleurs à pétales jaunes sur un fond bleu d’un vilain ton et d’un mince gilet de coton à manches courtes. Ses bras, nus jusqu’au coude, étaient croisés sur sa poitrine. Ses cheveux noirs semblaient n’avoir pas été coupés depuis longtemps et une boucle lui tombait en travers du front. J’avais entendu parler de lui à Singapore ; j’avais entendu parler de lui à bord ; j’avais entendu parler de lui de bonne heure le matin et tard le soir ; j’avais entendu parler de lui à déjeuner et à dîner ; j’avais entendu parler de lui dans un endroit nommé Pulo Laut par un monsieur mulâtre, qui se donnait pour directeur d’une mine de charbon ce qui vous avait un air de civilisation et de progrès jusqu’au moment où vous appreniez que l’on n’exploitait pas la mine à cette heure parce qu’elle était hantée par des revenants particulièrement affreux. J’avais entendu parler de lui dans un endroit appelé Dongola, dans l’île des Célèbes, lorsque le Rajah de ce port fort peu connu on n’y pouvait trouver d’ancrage à moins de quinze toises, ce qui est extrêmement incommode était venu à bord, des plus amicalement et escorté seulement de deux personnes de sa suite, pour boire des bouteilles d’eau de Seltz l’une après l’autre sur la clairevoie de l’arrière avec mon bon, excellent ami et commandant, le capitaine Craig. Du moins j’entendis prononcer distinctement son nom au cours d’une longue conversation en langue malaise. Certes oui, je l’entendis tout à fait distinctement, – Almayer, Almayer, – et je vis sourire le capitaine Craig tandis que le gros Rajah riait à haute voix. Entendre un rajah malais rire tout haut, c’est plutôt rare, je vous l’assure. Et je surpris aussi le nom d’Almayer échangé par nos passagers d’entrepont pour la plupart de petits commerçants voyageant avec leurs marchandises. Éparpillés sur le pont, et chacun d’eux retranché derrière des paquets et des caisses, assis sur des nattes, des oreillers, des matelas, des morceaux de bois, ils s’entretenaient des affaires de l’Archipel. Sur ma parole, j’avais entendu murmurer le nom d’Almayer faiblement à minuit comme je me rendais à l’arrière voir le patent loch qui faisait tinter ses quarts de mille dans le grand silence de la mer. Je ne veux pas dire que nos passagers rêvaient tout haut d’Almayer, mais il est indubitable que deux d’entre eux tout au moins, qui ne pouvaient apparemment pas dormir et essayaient de distraire leur insomnie par une conversation à mi-voix à cette heure fantomale, faisaient de façon ou d’autre allusion à Almayer. Il était véritablement impossible à bord de ce navire de se débarrasser une fois pour toutes d’Almayer et un tout petit poney attaché à l’avant et dont la queue balayait la cambuse au grand ennui de notre cuisinier chinois, était destiné à Almayer. Qu’avait-il besoin d’un poney ? Dieu seul le sait, puisque je suis parfaitement certain qu’il ne pouvait pas le monter mais tel était l’homme, ambitieux, avec le goût du grandiose, faisant venir un poney, alors que sur toute l’étendue de ce village contre lequel il brandissait quotidiennement son poing impuissant, il n’y avait qu’un seul sentier praticable pour un poney sentier de 300 mètres environ, bordé par des centaines de lieues carrées de forêt vierge. Mais qui sait ? L’importation de ce poney Bali pouvait bien faire partie de quelque plan profond, de quelque combinaison diplomatique, de quelque intrigue chargée de promesses. Avec Almayer on ne savait jamais. Sa conduite était gouvernée par des considérations fort éloignées de l’évidence, par d’incroyables suppositions, qui rendaient sa logique impénétrable à toute personne raisonnable. J’appris tout cela plus tard. Ce matin-là en apercevant cette forme en pyjama qui s’avançait dans la brume, je me dis Voici notre homme. » Il s’approcha du navire et redressa sa contenance harassée, ronde et plate, avec cette mèche de cheveux noirs qui lui tombait sur le front et un regard lourd, et souffrant. — Bonjour ! » — Bonjour ! » Il me regarda fixement j’étais un nouveau venu, je venais juste de remplacer le second qu’il avait l’habitude de voir ; et je pense que cette nouveauté lui inspira, comme tous les événements en général, une profonde méfiance. — Je ne vous attendais pas avant ce soir », remarqua-t-il d’un air soupçonneux. Je ne vois pas pourquoi il pouvait en être contrarié, mais il semblait l’être. Je pris la peine de lui expliquer qu’ayant aperçu la bouée à l’entrée de la rivière juste avant la nuit, et la marée aidant, le capitaine Craig avait pu franchir la barre et rien ne l’avait empêché de remonter la rivière pendant la nuit. — Le capitaine Craig connaît cette rivière comme sa poche », déclarai-je, essayant de lier connaissance. — Mieux ! » dit Almayer. Penché par-dessus la passerelle, je le regardais qui contemplait le quai avec un regard sombre. Il se frottait les pieds l’un contre l’autre il portait des pantoufles de paille à grosses semelles. Le brouillard du matin s’était considérablement épaissi. Tout dégouttait autour de nous les mâts de charge, la lisse, tous les cordages du navire, – comme si l’univers s’était mis à fondre en larmes. Almayer releva la tête, et du ton d’un homme habitué aux coups de la mauvaise fortune demanda d’une voix à peine perceptible — Je suppose que vous n’avez pas à bord quelque chose comme un poney ? » Je lui dis presque dans un murmure, qui s’accordait avec le ton mineur de ses discours, que nous avions quelque chose comme un poney, et je donnais à entendre, aussi aimablement que possible, qu’il était diablement encombrant. J’avais hâte de le débarquer avant de commencer à décharger. Almayer me considéra un long moment, en relevant la tête, avec des yeux incrédules et mélancoliques comme s’il était dangereux de croire à ce que je disais. Cette pathétique méfiance dans l’issue favorable de n’importe quelle affaire me toucha profondément et j’ajoutai — La traversée ne semble pas l’avoir abîmé le moins du monde. C’est un joli poney, d’ailleurs ». Mais on ne pouvait pas remonter Almayer pour toute réponse il toussa un peu et se remit à regarder ses pieds. J’essayai de l’aborder autrement. — Dites donc ! lui dis-je, vous ne craignez pas d’attraper une pneumonie ou une bronchite ou quelque chose du même genre à vous promener ainsi en gilet par un pareil brouillard ? » L’intérêt que je manifestais pour sa santé ne réussit pas à l’amadouer. Sa réponse fut un sombre Pas de danger ! » comme pour laisser entendre que même ce moyen d’échapper à l’inclémence du sort lui était refusé. — Je suis venu…, », marmotta-t-il au bout d’un moment. — Eh bien ! puisque vous êtes venu, je vais débarquer le poney tout de suite et vous pourrez l’emmener. J’ai hâte de m’en débarrasser. Il m’encombre. » Almayer semblait hésitant. J’insistai. — Je vais le faire hisser au treuil et l’amener sur le quai juste devant vous. Je préfère de beaucoup le faire avant d’ouvrir les panneaux. Ce petit diable serait capable de sauter dans la cale ou de faire quelque chose de ce genre. — Il y a un licou ? » s’enquit Almayer. — Mais oui, bien sûr, il y a un licou ». Et sans plus attendre je me penchai sur la lisse de la dunette — Serang, débarquez le poney de Tuan Almayer ». Le cuisinier s’empressa de fermer la porte de sa cambuse, et, un moment après, une lutte extraordinaire commença sur le pont. Le poney ruait avec une extrême énergie les kalashes se garaient précipitamment. Le serang multipliait les ordres d’une voix éraillée. Soudain le poney sauta sur le panneau d’avant. Ses petits sabots faisaient là-dessus un bruit de tonnerre. Il ruait et se cabrait. Il secouait sa crinière et sa mèche de devant d’un air d’étonnante sauvagerie. Il dilatait les narines, des flocons d’écume marquaient sa large petite poitrine ses yeux étincelaient. Il n’avait qu’un mètre de haut, il était farouche, terrible, furieux, combatif il disait ha ! ha ! distinctement il rageait et frappait du pied, et seize robustes kalashes se tenaient à l’entour sans rien faire, comme des nourrices déconcertées devant la fureur d’un enfant gâté. Il agitait la queue sans trêve il arquait son joli cou il était parfaitement ravissant, il était méchant d’une façon charmante. Il n’y avait pas un brin de vice dans cette scène il ne montrait pas les dents, ne couchait pas les oreilles. Au contraire, il les pointait en avant d’une manière comiquement agressive. Il était absolument immoral et séduisant j’aurais aimé lui donner du pain, du sucre, des carottes. Mais la vie est une affaire sérieuse et le sentiment du devoir en est le seul guide certain. Aussi cuirassai-je mon cœur et de la position élevée que j’occupais sur la passerelle je commandai aux hommes de se jeter tous ensemble sur lui. Le vieux serang, en lançant un cri étrange et inarticulé, donna l’exemple. C’était un excellent gradé, compétent dans le métier et modérément fumeur d’opium. Les autres s’élançant tous à la fois firent disparaître ce poney sous leur nombre. Ils s’accrochèrent à ses oreilles, à sa crinière, à sa queue. Ils s’empilèrent sur son dos, dix-sept en tout. Le charpentier, saisissant le crochet de la chaîne de charge, grimpa sur leur dos. Un très bon gradé lui aussi, mais il bégayait. Avez-vous jamais entendu un Chinois jaune pâle, maigre, mélancolique, sérieux, bégayer dans un anglais bizarre ? C’est vraiment très étrange. Il faisait le dix-huitième. Je ne voyais plus le poney du tout mais le mouvement houleux de cette masse d’hommes prouvait qu’il y avait quelque chose de vivant là-dessous. Du quai Almayer cria d’un ton chevrotant — Eh ! dites-donc ! » De l’endroit où il était il ne pouvait voir ce qui se passait sur le pont, sauf peut-être le sommet de la tête des hommes il ne pouvait qu’entendre la mêlée, les coups violents, comme si nous essayions de démolir le navire. Je me tournai vers lui — Qu’y a-t-il ? » — Ne les laissez pas lui casser les jambes », supplia-t-il plaintivement. — Allez ! Allez ! Tout va bien maintenant. Il ne peut plus remuer. » Pendant ce temps on avait accroché la chaîne de charge à la large sangle de toile que portait le poney, les kalashes s’élancèrent à la fois dans toutes les directions, roulant les uns par-dessus les autres, et le digne serang, faisant un bond derrière le treuil, le mit en marche. — Attention ! » hurlai-je, appréhendant vivement de voir l’animal enlevé d’un coup jusqu’à la tête du gui de charge. Sur la jetée, Almayer piétinait d’inquiétude dans ses pantoufles de paille. Le bruit du treuil cessa, et dans un silence impressionnant, ce poney commença son voyage à travers le pont. Comme il était devenu flasque ! Dès qu’il s’était senti en l’air il avait détendu tous ses muscles d’une manière étonnante. Ses quatre petits sabots s’entrechoquaient, sa tête pendait, et sa queue demeurait verticale, dans une complète immobilité. Il me rappelait tout à fait le pathétique petit mouton suspendu au collier de l’Ordre de la Toison d’Or. Je n’imaginais pas que quoi que ce fût du genre d’un cheval pouvait être aussi flasque que cela, mort ou vif. Sa crinière en broussaille pendait lamentablement, comme une simple masse de crin inanimée ses oreilles agressives s’étaient affaissées mais comme il se balançait lentement, en avant de la passerelle, j’aperçus un éclair de malice dans son œil rêveur, à demi-fermé. Un quartier-maître digne de confiance, l’œil attentif et les dents découvertes dans un sourire stupide s’occupait à la manœuvre du gui de charge. Je surveillais, avec un vif intérêt. Bien ! Tenez bon ! » Le gui de charge s’arrêta. Les kalashes garnirent la lisse. La corde du licou pendait perpendiculairement et immobile comme un cordon de sonnette devant Almayer. Tout était immobile. Je lui suggérai amicalement de saisir la corde et de faire attention. Il étendit négligemment la main, d’un air irritant et supérieur. — Vous y êtes ? Amenez en douceur ! » Almayer embraqua le mou du licou avec assez d’intelligence, mais quand les sabots du poney eurent touché la jetée, il s’abandonna aussitôt au plus stupide optimisme. Sans attendre, sans réfléchir, presque sans regarder, il dégagea le crochet de l’élingue, et la chaîne de charge, après avoir frappé la croupe du poney, retomba contre le flanc du navire avec un grand bruit. Puis quelque chose m’échappa, car ce que je vis ensuite ce fut Almayer les quatre fers en l’air, sur la jetée. Il était seul. L’étonnement me priva de l’usage de la parole assez longtemps pour donner à Almayer le temps de se ramasser lentement et avec peine. Les kalashes alignés sur la lisse demeurait tous bouche bée. La légère brise faisait flotter la brume qui s’était épaissie au point de nous masquer complètement la rive. — Comment diable avez-vous fait pour le laisser s’échapper ? demandai-je fort scandalisé. Almayer considéra la paume endolorie de sa main droite, mais ne répondit pas à ma question. — Où pensez-vous qu’il va aller ? criai-je. Y a-t-il des palissades quelque part dans ce brouillard ? Peut-il se sauver dans la forêt ? Qu’allons-nous faire maintenant ? » Almayer haussa les épaules. — Quelques-uns de mes gens vont courir après lui. Ils l’attraperont tôt ou tard. » — Tôt ou tard. C’est très joli, mais, et mon élingue qu’il a emportée ? J’en ai besoin tout de suite pour débarquer deux vaches des Célèbes. » Depuis Dongola nous avions à bord, outre le poney, une paire de ces jolies petites vaches des îles. Attachées de l’autre côté du gaillard d’avant, elles avaient balayé de leurs queues l’autre porte de la cambuse. Ces animaux toutefois n’étaient pas destinés à Almayer ils étaient consignés à Abdullah bin Selim, son ennemi. Almayer ne se souciait aucunement de mon embarras. — À votre place, j’essaierais de savoir où il est parti, insistai-je. Ne feriez-vous pas mieux de rassembler vos gens ou quelque chose de ce genre ? Il va tomber et se couronner les genoux. Il peut même se casser une jambe, vous savez. » Mais Almayer plongé dans d’abstraites pensées semblait ne plus se soucier de ce poney. Étonné de cette soudaine indifférence, j’envoyai tout mon monde sur la rive pour lui donner la chasse ou, en tout cas, pour retrouver l’élingue qu’il avait autour du corps. Tout l’équipage du vapeur, à l’exception des chauffeurs et des mécaniciens, s’élança sur le quai, dépassa le pensif Almayer puis disparut à ma vue. Le brouillard blanc les engloutit et de nouveau régna un profond silence qui semblait s’étendre sur des lieues en amont et en aval de la rivière. Toujours taciturne, Almayer se disposa à monter à bord, et je descendis de la passerelle pour le rencontrer sur le pont arrière. — Voulez-vous dire au capitaine que j’ai instamment besoin de le voir ? me demanda-t-il à voix basse, en laissant ses regards errer à l’aventure. — Bien, je vais voir. » La porte de sa cabine grande ouverte, le capitaine Craig au sortir de la salle de bain, était en train de brosser ses cheveux épais et gris de fer avec deux grandes brosses. — M. Almayer me dit qu’il désire instamment vous voir, capitaine. » Tout en disant ces mots, je me mis à sourire. Je ne sais pourquoi je souriais, sinon qu’il me semblait absolument impossible de mentionner le nom d’Almayer sans sourire. Ce n’était pas nécessairement un joyeux sourire. En se retournant vers moi, le capitaine Craig se mit à sourire, lui, plutôt joyeusement. — Le poney lui a échappé, hein ? — Oui, capitaine. En effet. — Où est-il ? — Dieu seul le sait. — Non. Je veux dire Almayer. Faites-le entrer. La cabine du capitaine ouvrant droit sur le pont sous la dunette, je n’eus, de la porte, qu’à faire signe à Almayer qui était resté, les yeux à terre, à l’endroit même où je l’avais laissé. Il s’avança comme à regret, serra la main du capitaine et demanda la permission de fermer la porte de la cabine. — J’ai une belle histoire à vous raconter », furent les derniers mots que j’entendis. L’amertume de son intonation était digne de remarque. Je m’éloignai de la porte, cela va sans dire. Pour le moment je n’avais plus personne de l’équipage à bord seul le charpentier chinois, un sac de toile suspendu au cou et un marteau à la main, parcourait le pont, faisait sauter les cales des panneaux et les mettait consciencieusement dans son sac. N’ayant rien d’autre à faire, je rejoignis nos deux mécaniciens à la porte de la chambre des machines. C’était presque l’heure du petit déjeuner. — Il s’est levé de bon matin, dites-moi ? remarqua le second mécanicien, et il se mit à sourire d’un air indifférent. C’était un homme sobre, pourvu d’une bonne digestion et d’un sens de la vie placide et raisonnable, même à jeun. — Oui, dis-je. Il s’est enfermé avec le capitaine. Quelque affaire très particulière. — Il va lui débiter une histoire à n’en plus finir », déclara le chef mécanicien. Il souriait avec aigreur. Il était dyspeptique et souffrait, dès le matin, de tiraillements d’estomac. Le second mécanicien se mit à sourire franchement, d’un sourire qui dessinait deux plis verticaux sur ses joues rasées. Et je me mis à sourire également, mais, à dire vrai, je n’éprouvais aucun amusement. Il n’y avait vraiment rien d’amusant dans cet homme dont, apparemment, nulle part dans l’Archipel on ne pouvait prononcer le nom sans sourire. Ce matin-là, il partagea notre petit déjeuner silencieusement, ne regardant guère que le fond de sa tasse. Je lui annonçai que mes hommes avaient retrouvé son poney cabriolant dans le brouillard, à deux doigts de la fosse, profonde de huit pieds, où il tenait en réserve sa provision de gutta. Le couvercle en étant enlevé, sans que quelqu’un fût auprès, tout mon équipage avait bien failli dégringoler la tête la première dans ce satané trou. Jurumudi Itam, notre meilleur quartier-maître, fort habile aux travaux d’aiguille, qui avait la charge de repriser les pavillons du navire et de recoudre nos boutons, avait reçu un mauvais coup à l’épaule. Le remords et la gratitude semblaient également étrangers au caractère d’Almayer. Il marmotta — Vous voulez dire ce pirate ? — Quel pirate ? Voilà onze ans que cet homme appartient au navire, m’écriai-je avec indignation. — Il en a l’air », murmura Almayer pour toute excuse. Le soleil avait dissipé le brouillard. D’où nous étions assis, sous la tente arrière, nous pouvions apercevoir le poney attaché à un pilier de la véranda devant la maison d’Almayer. Nous restâmes assez longtemps silencieux. Tout à coup, Almayer, faisant évidemment allusion à la conversation qu’il avait eue dans la cabine du capitaine, lança anxieusement à travers la table Je ne sais vraiment que faire maintenant. » Le capitaine Craig se contenta de le regarder en relevant les sourcils et se leva de sa chaise. Nous nous dispersâmes au gré de nos occupations, mais Almayer, à demi vêtu comme il était avec son pantalon de cretonne et son mince gilet de coton, demeura à bord, s’attardant près de la coupée comme s’il ne pouvait se décider à rentrer chez lui ni à rester avec nous pour tout de bon. Nos boys chinois lui lançaient au passage des regards de côté, et Ah Sing, notre jeune maître d’équipage, le plus beau et le plus sympathique des Chinois, hochait la tête d’un air entendu derrière le large dos d’Almayer. Au cours de la matinée, je m’approchai de celui-ci un moment — Eh ! bien, Monsieur Almayer, lui dis-je tranquillement, vous n’avez pas encore lu vos lettres ? » Nous lui avions apporté son courrier et il tenait le paquet de lettres dans sa main depuis le moment où nous étions sortis de table. Lorsque j’y fis allusion, il y jeta un coup d’œil et, un moment, je crus qu’il allait écarter les doigts et laisser tomber les lettres par-dessus bord. Je crois bien qu’il fut tenté de le faire. Je n’oublierai jamais la vue de cet homme effrayé par ses lettres. — Y a-t-il longtemps que vous avez quitté l’Europe ? me demanda-t-il. — Pas très longtemps. Pas tout à fait huit mois, lui dis-je. J’ai débarqué d’un navire à Samarang avec un tour de reins et je suis resté quelques semaines à Singapoor[9]. » Il soupira. — Les affaires sont très mauvaises ici. — Vraiment ! — Impossibles !… Vous voyez ces oies ? » De la main qui tenait les lettres, il me montra quelque chose qui avait l’air d’une motte de neige allant et venant au bout de son terrain. Cela disparut derrière des buissons. — Les seules oies de la côte orientale, déclara Almayer dans un léger murmure où ne paraissait pas la moindre trace de foi, d’espérance ou d’orgueil. Là-dessus, avec la même absence d’animation, il m’annonça son intention de choisir une oie grasse et de nous la faire porter à bord dès le lendemain matin. J’avais auparavant entendu parler de ces largesses. Il vous conférait une oie comme si c’eût été une sorte de décoration qu’il n’accordait qu’à ses amis éprouvés. J’avais cru que cette cérémonie comportait plus de pompe. Le don avait assurément une qualité spéciale, multiple et rare. Une oie du seul troupeau de la côte orientale ! Il n’en faisait pas à moitié assez de cas. Cet homme ne savait vraiment pas tirer parti des circonstances. Je ne m’en confondis pas moins en remerciements. — Voyez-vous, interrompit-il brusquement d’un ton très particulier, le pire de ce pays c’est qu’on ne peut pas comprendre… il est impossible de comprendre… » Sa voix sombrait dans un marmottement languissant… Et quand on a de très gros intérêts… de très importants intérêts… » Il acheva dans un souffle… là-haut sur la rivière ». Nous nous regardâmes. Je fus surpris de le voir faire le geste de s’en aller et une étrange grimace. — Enfin ! il faut que je parte, s’écria-t-il précipitamment. Je suis resté si longtemps ! » Au moment de franchir la coupée, il s’arrêta pourtant pour me marmotter une invitation à dîner chez lui, le soir même, avec le capitaine, invitation que j’acceptai. Je ne crois pas que j’aurais pu la refuser. J’aime les gens qui viennent vous parler de l’exercice du libre arbitre tout au moins en fait de questions pratiques ». Libre, vraiment ? En fait de questions pratiques ! Quelle plaisanterie ! Comment aurais-je pu refuser de dîner avec cet homme ? Je ne refusai pas, simplement parce que je ne pouvais pas refuser. La curiosité, le désir tout naturel d’un changement de cuisine, la civilité la plus élémentaire, les conversations et les sourires des vingt jours précédents, toutes les conditions de mon existence à ce moment et à cet endroit même concoururent irrésistiblement à me faire accepter ; et, pour couronner le tout, il y avait l’ignorance, c’est-à-dire l’absence fatale d’une prescience capable de contre-balancer les données impérieuses de ce problème. Un refus eût eu quelque chose de pervers et d’insensé. Personne, à moins d’être un hargneux maniaque, n’eût refusé. Mais si je n’avais pas eu l’occasion d’assez bien connaître Almayer, il est à peu près certain qu’on n’eût jamais imprimé une seule ligne de moi. J’acceptai donc, – et je paie encore aujourd’hui le prix de mon bon sens. Le propriétaire du seul troupeau d’oies de la côte orientale est responsable de l’existence de quelque vingt volumes. Le nombre des oies qu’il avait contribué à faire éclore dans des conditions climatériques adverses était considérablement plus grand que celui de mes livres. Celui-ci ne surpassera jamais le nombre des têtes de son troupeau, je puis l’affirmer mais telle n’a jamais été mon ambition, et quelque angoisse qu’ait pu me valoir mon labeur d’écrivain, je n’ai jamais cessé de penser bienveillamment à Almayer. Je me demande, s’il en avait eu connaissance, quelle eût été son attitude ? C’est ce que l’on ne saura jamais en ce monde. Mais si jamais nous nous rencontrons aux Champs-Élysées, – où je ne puis me le représenter qu’escorté à distance par son troupeau d’oies ces oiseaux consacrés à Jupiter, – et qu’il s’adresse à moi, dans le silence de cette contrée impassible où ne règnent ni la lumière, ni les ténèbres, ni le bruit, ni le silence, et qu’animent incessamment les brumes houleuses de la fourmillante et impalpable multitude des morts, je crois savoir ce que je lui répondrai. Je lui dirai, après avoir courtoisement prêté l’oreille à la morne intonation de ses reproches mesurés, qui ne sauraient certes troubler le moins du monde la solennelle éternité de ce silence, je lui dirai à peu près ceci — Il est vrai, Almayer, que sur terre je me suis servi de votre nom. Mais ce n’est là qu’un très petit larcin. Qu’est-ce qu’un nom, ô Ombre ? Si quelque chose de votre ancienne faiblesse mortelle persiste encore assez en vous pour que vous vous en sentiez affligé car tel était le ton de votre voix terrestre, Almayer, alors, je vous en prie, entretenez-vous sans retard avec notre sublime compagnon du Royaume des Ombres, – avec celui qui, au cours de son existence passagère de poète, a célébré et commenté le parfum de la rose[10]. Il vous consolera. Vous m’êtes apparu dépouillé de tout prestige par les étranges sourires des hommes et l’irrespectueux bavardage de tous les trafiquants des îles. Votre nom était le bien commun des vents il flottait, tout nu, pour ainsi dire, sur les eaux qui avoisinent l’Équateur. J’ai drapé autour de sa forme sans gloire le manteau royal des Tropiques et j’ai tenté de mettre dans cette voix sourde l’angoisse même de la paternité, – toutes choses que vous ne me demandiez pas, – mais rappelez-vous que c’est à moi qu’échurent tout le labeur et toute la peine. Durant votre vie terrestre, vous m’avez hanté, Almayer. Considérez que c’était là prendre une bien grande liberté. Puisque vous vous plaigniez toujours d’être perdu pour le monde, vous devez ne pas oublier que si je n’avais pas cru à votre existence au point de vous laisser hanter mon logement de Bessborough gardens vous auriez encore été bien plus perdu. Vous m’affirmez que si j’avais pu vous observer avec un plus parfait détachement et avec plus de simplicité, j’aurais mieux démêlé ce que renferma de merveilleux, selon vous, votre carrière sur cette petite lueur grosse comme une tête d’épingle, à peine visible, loin, loin au-dessous de nous, et où sont nos deux tombes. Sans doute ! Mais réfléchissez, Ombre plaintive, que ce n’a pas été autant ma faute que celle de votre accablante infortune. J’ai cru en vous de la seule façon qu’il m’était possible d’y croire. Elle n’était pas digne de vos mérites ? Soit ! Mais vous fûtes toujours malchanceux, Almayer. Rien n’était jamais tout à fait digne de vous. Et ce qui vous a donné à mes yeux une si vive réalité, c’est précisément que vous avez soutenu cette hautaine théorie avec une forte conviction et une admirable constance. » C’est par de telles paroles traduites dans les termes qui conviennent aux Ombres que je m’apprête à apaiser Almayer aux Champs-Élyséens, puisque le sort a voulu qu’après nous être séparés voilà bien des années, nous ne dussions plus jamais nous revoir en ce monde. V Dans la carrière de l’écrivain le moins littéraire qui fût jamais, – en ce sens que l’ambition littéraire n’était jamais entrée dans le champ de son imagination, – la venue au monde de son premier livre est un événement tout à fait inexplicable. Je ne saurais, pour ma part, l’attribuer à aucune cause mentale ou psychologique qu’on puisse préciser et déterminer. Le plus grand de mes dons étant une faculté consommée pour ne rien faire, je ne puis même pas considérer que l’ennui ait pu être un stimulant suffisant pour me faire prendre une plume. La plume en tout cas se trouvait là et il n’y a à cela rien d’étonnant. Il n’est personne qui n’ait chez soi une plume cette arme blanche de notre époque par ce temps de timbres à deux sous et de cartes postales. C’était d’ailleurs l’époque où, au moyen de cartes-postales et d’une plume, M. Gladstone avait fait la réputation d’un ou deux romans. Et moi aussi j’avais une plume qui traînait je ne sais où, cette plume qu’emploie rarement et que prend à regret un marin à terre, la plume que rouille l’encre séchée des tentatives abandonnées, des réponses différées au-delà des bornes de la décence, des lettres commencées avec une extrême répugnance et soudainement remises au lendemain, ou même à la semaine suivante. La plume dont on n’a cure, qu’on jette de côté à la moindre occasion et que sous le coup de quelque cruelle nécessité on se met à chercher sans enthousiasme, sans conviction et en grommelant Où diable cette satanée chose a-t-elle bien pu se fourrer ? » Oui, où cela ? Elle peut bien être restée derrière le canapé depuis un jour ou deux. La fille anémique de ma propriétaire comme aurait dit Ollendorff, quoiqu’elle fût assez soignée, avait une façon seigneuriale et nonchalante de remplir ses devoirs domestiques. Il se pourrait même que cette plume fût restée délicatement fichée dans le pied de la table, et, une fois retirée de là, montrât un bec béant, inutilisable, capable de décourager un homme doué d’instincts littéraires. Mais pas moi ! Cela ne fait rien ! Cela ira ! » Ô jours dépourvus d’artifice ! Si jamais l’on m’eût dit qu’un entourage dévoué, et pénétré d’une idée quelque peu excessive de mes talents et de mon importance, se verrait plongé dans la terreur et la stupéfaction par les embarras que je ferais au simple soupçon qu’on eût pu toucher à ma sacro-sainte plume d’auteur, je n’eusse pas même daigné esquisser un sourire d’incrédule mépris. Il y a des idées trop invraisemblables pour qu’on s’y arrête, trop folles pour qu’on les admette, trop absurdes pour qu’on en sourie. Si ce prophète de mon avenir eût été un de mes amis, peut-être m’en serais-je secrètement attristé. Hélas, aurais-je pensé, tout en le considérant avec un visage immuable, voilà que ce pauvre garçon devient fou ! » J’en aurais été assurément attristé car en ce monde où les journalistes lisent les signes du ciel, et où le vent des cieux lui-même, qui souffle où il veut, le fait sous la direction prophétique du Bureau Météorologique, mais où le secret des cœurs humains ne cède ni à la curiosité ni à la prière, que le plus raisonnable de mes amis vînt à nourrir le germe d’une folie naissante était infiniment plus probable que de me voir devenir romancier. Considérer avec étonnement les transformations de son moi est une attachante occupation pour les moments d’oisiveté. Le champ est si vaste, les surprises si diverses, le sujet si riche d’indications, sans profit mais singulières, sur le travail des forces invisibles, qu’on ne s’en lasse pas facilement. Je ne parle pas ici de ces mégalomanes qui ne se reposent qu’à regret sous la couronne de leur orgueil sans bornes, de ceux-là qui, à vrai dire, ne se reposent jamais en ce monde et, quand ils n’y sont plus, continuent à s’agiter et s’irriter contre l’exiguïté de cette dernière demeure où nous devons tous reposer dans une obscure égalité. Je ne pense pas davantage à ces esprits ambitieux qui, toujours possédés d’un désir d’agrandissement, n’ont jamais le loisir de jeter sur eux-mêmes un regard détaché. On ne saurait trop les plaindre. Ces deux sortes de gens, – sans compter le nombre plus grand encore de ceux qui sont totalement dépourvus d’imagination, de ces êtres infortunés au regard vide et aveugle desquels comme l’a dit un grand écrivain français le monde entier se dissipe en néant, – ignorent peut-être notre véritable tâche à nous autres hommes, dont la vie est si courte sur la terre, ce refuge d’opinions contradictoires. Une vue morale de l’univers nous jette en fin de compte dans de si cruelles et de si absurdes contradictions, où les derniers vestiges de la foi, de l’espérance, de la charité, et jusqu’à ceux de la raison même, semblent près de périr, que j’en suis arrivé à soupçonner que le but de la création n’est peut-être point du tout moral. Je croirais volontiers que son objet est simplement d’être un pur spectacle un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine, si vous voulez, mais, à ce point de vue au moins, jamais pour le désespoir ! Ces visions, délicieuses ou poignantes, sont une fin morale en soi. Le reste est notre affaire, – le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité détachée d’un esprit subtil, – c’est notre affaire ! Et cette infatigable attention qui s’oublie soi-même et s’attache à toutes les phases d’un univers vivant réfléchi dans notre conscience, est peut-être notre véritable tâche sur la terre. Une tâche où le destin n’a peut-être rien engagé de nous que notre conscience, une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sans limites, à la suprême loi et à l’immuable mystère du sublime spectacle. Chi lo sà ? Peut-être bien. Une telle opinion s’accorde du moins avec toutes les religions sauf avec cette croyance à rebours de l’impiété elle ne s’accommode ni du masque ni du manteau du désespoir aride elle s’accorde avec toutes les joies et toutes les tristesses, tous les beaux rêves, tous les charitables espoirs. Le but essentiel est de rester fidèle aux émotions nées de cet abîme qu’encercle le firmament des étoiles dont le nombre infini et les terrifiantes distances peuvent nous faire sourire ou nous tirer des larmes Était-ce le Morse ou le Charpentier, dans le poème, qui pleura à la vue de tant de sables ? », ou même, à un cœur convenablement cuirassé, ne laisser aucune impression. Cette citation d’un excellent poème qui m’est accidentellement venue à l’esprit[11] m’amène à remarquer que dans un univers conçu comme un pur spectacle et où toute espèce d’inspiration a une existence rationnelle, les artistes de tout genre trouvent tout naturellement leur place et au premier rang, le poète, ce voyant par excellence. Et le prosateur lui-même, qui pour remplir sa moins noble et plus pénible tâche doit être un homme au cœur cuirassé, a droit aussi à une place, pourvu qu’il sache regarder avec des yeux clairs et se garder de rire ; pleure ou rie qui voudra. Oui ! Même celui qui transcrit en prose une fiction qui, après tout, n’est que la vérité souvent arrachée de son puits et revêtue de cette robe peinte des phrases imagées, – même lui, il y a sa place parmi les rois, les démagogues, les prêtres, les charlatans, les ducs, les girafes, les ministres, les socialistes, les maçons, les apôtres, les fourmis, les scientistes, les kaffirs, les soldats, les marins, les éléphants, les hommes de loi, les dandys, les microbes et les constellations d’un univers dont l’étonnant spectacle est une fin morale en soi. Je vois d’ici le lecteur soit dit sans l’offenser prendre une expression subtile comme si j’avais vendu la mèche. Avec la hardiesse du romancier, j’observe mon lecteur qui formule dans son esprit l’exclamation Ça y est ! notre homme parle pro domo ». À vrai dire ce n’était pas mon intention ! Je n’avais pas vu tout d’abord qu’il y eût une mèche à vendre. Mais après tout, pourquoi pas ? Les imposantes cours du Palais de l’Art sont encombrées d’humbles vassaux. Et il n’est vassal si dévoué que celui à qui l’on permet de rester sur le seuil. Ceux qui sont à l’intérieur sont trop portés à s’en croire. Cette remarque, je tiens à l’affirmer, ne renferme aucune malice, au sens diffamatoire du mot. Ce n’est que le juste commentaire d’une question d’intérêt public. Mais n’importe ? Pro domo. Soit. Pour sa maison, tant que vous voudrez. Et pourtant, à vrai dire, je ne songeais nullement à justifier mon existence. C’eût été non seulement inutile et absurde, mais presque inconcevable dans un univers purement contemplatif où ne peut se présenter une aussi fâcheuse nécessité. Il me suffit de dire et je le dis tout au long dans ces pages J’ai vécu. J’ai existé, obscurément parmi les merveilles et les terreurs de mon temps, comme l’abbé Sieyès, qui le premier prononça cette parole, avait réussi à exister au milieu des violences, des crimes et des enthousiasmes de la Révolution française. J’ai vécu, comme la plupart d’entre nous, je suppose, réussissent à le faire, n’échappant sans cesse que de l’épaisseur d’un cheveu à diverses formes de destruction sauvant mon corps, c’est évident, et peut-être mon âme aussi, mais non sans endommager, par-ci par-là, la bordure de ma conscience, ce patrimoine des âges, de la race, du groupe, de la famille, que façonnent les mots, les regards, les actes, et même les silences et les abstentions qui entourent notre jeunesse que colorent de toute une gamme de nuances délicates et de couleurs crues les traditions, les croyances ou les préjugés, – patrimoine inexplicable, despotique, persuasif et souvent, dans sa contexture même, romanesque. Et souvent romanesque !… Il ne faut pourtant pas que ces souvenirs dégénèrent en confessions, cette forme d’activité littéraire que Jean-Jacques Rousseau a discréditée par l’extrême application qu’il a mise à justifier son existence il est visible et évident au regard même le moins prévenu que tel était bien son dessein. Mais, voyez-vous, ce n’était pas un écrivain d’imagination. C’était un moraliste naïf, comme le démontre clairement la célébration tapageuse de ses anniversaires par les héritiers de cette Révolution française qui ne fut en aucune façon un mouvement politique, mais une explosion de moralité. Il n’avait aucune imagination, la simple lecture de l’Émile le prouve. Ce n’était pas un romancier, car la première vertu d’un romancier c’est la compréhension exacte des limites tracées par la réalité de son époque au libre jeu de son invention. L’inspiration vient de la terre, qui a un passé, une histoire, un avenir, non du ciel froid et immuable. Un romancier plus même que tout autre artiste se montre à jour dans ses œuvres. Sa conscience, son sens profond des choses, légitimes ou illégitimes, lui imposent son attitude en face du monde. En vérité, celui qui met la plume sur le papier pour se faire lire par des inconnus à moins d’être un de ces moralistes qui, en général, n’ont d’autre conscience que celle qu’ils s’efforcent de découvrir à l’usage des autres ne peut parler de rien d’autre que de soi. C’est M. Anatole France, le plus éloquent et le plus juste des prosateurs français qui a dit qu’il nous faut bien reconnaître en fin de compte que nous parlons de nous-même chaque fois que nous n’avons pas la force de nous taire ». Cette remarque, si je m’en souviens bien, fut faite au cours d’une controverse avec Ferdinand Brunetière touchant les principes et les règles de la critique littéraire[12]. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un homme auquel l’on doit cette mémorable parole Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre », M. Anatole France maintenait qu’il n’y avait ni règles ni principes. Cela se peut fort bien. Règles, principes ou modèles, meurent et disparaissent tous les jours. Peut-être sont-ils tous morts, ont-ils tous disparu, à l’heure qu’il est. L’époque où nous vivons est, s’il en fût jamais, une époque audacieuse et libre où l’on s’emploie à détruire des bornes tandis que d’ingénieux esprits s’efforcent d’en inventer de nouvelles qui, – il est consolant de le croire, – seront aussitôt remises aux anciennes places. Mais ce qui importe à un écrivain, c’est d’être assuré dans son for intérieur de l’immortalité de la critique littéraire, car l’homme dont on a donné des définitions si diverses est, avant tout, un animal critique. Et tant qu’il se rencontrera des natures distinguées pour y apporter quelque esprit d’aventure, la critique littéraire conservera pour nous tout le charme et la sagesse d’une aventure personnelle agréablement racontée. Plus encore pour les Anglais que pour toutes les autres races de la terre, une tâche, quelle qu’elle soit, qu’on entreprend dans un esprit d’aventure, acquiert le mérite du romanesque. Mais les critiques, en règle générale, ne montrent que bien peu d’esprit d’aventure. Ils s’exposent à des risques, cela va sans dire, on ne peut guère vivre sans cela. Notre pain quotidien si parcimonieusement que ce soit nous est donné avec une pincée de sel. Autrement nous nous lasserions vite du régime qui fait l’objet de nos prières, et ce serait non seulement malséant, mais impie. De cette sorte d’impiété ou de toute autre, que Dieu nous garde ! Un certain idéal de réserve, né du sentiment des convenances, de la timidité, d’un esprit de prudence ou simplement de la lassitude, induit, je crois, certains critiques à dissimuler le côté aventureux de leur vocation, et la critique ne devient plus qu’un simple compte-rendu » comme s’il s’agissait d’une relation de voyage où ne figureraient que les distances et la géologie d’un pays nouveau les animaux singuliers entrevus, les dangers de la terre et de l’eau, les périls auxquels on manque de succomber, et les souffrances du voyageur ah ! les souffrances aussi je ne mets aucunement en doute les souffrances étant soigneusement laissées de côté ni endroit ombreux, ni arbre fruitier n’y étant non plus mentionné, si bien que le tout ne vous a l’air que de la simple démonstration de l’agilité d’une plume qui court à travers un désert. Cruel spectacle, – déplorable aventure. La vie », selon la parole d’un immortel penseur d’origine bucolique, si j’ose ainsi dire, mais dont le nom périssable est à jamais perdu pour la vénération de la postérité, La vie n’est pas rien que bière et jeux de quilles ». Écrire des romans non plus. Non vraiment. Je vous en donne ma parole d’honneur. Pas rien que cela. Si je l’affirme avec tant d’assurance, c’est qu’il y a quelques années de cela, je m’en souviens, la fille d’un général… Les ermites dans leurs cellules, les moines cloîtrés du Moyen-Âge, les sages solitaires, les hommes de science, les réformateurs, ont dû avoir parfois de soudaines révélations du monde profane révélations du jugement superficiel du monde, qui vient heurter des âmes absorbées dans leur tâche amère, pour la cause de la sainteté, de la science, de la tempérance, disons même de l’art, ne serait-ce que l’art de faire des plaisanteries ou celui de jouer de la flûte. C’est ainsi que je vis survenir cette fille de général, – je devrais plutôt dire l’une des filles du général. Elles étaient trois, non mariées, d’âges agréablement échelonnés, qui occupaient une ferme du voisinage, une occupation en commun et d’un caractère plus ou moins militaire. L’aînée combattait la décadence des manières chez les enfants du village, et exécutait des attaques de front contre les mères dudit village pour assurer le triomphe des révérences. Cela peut paraître futile, mais c’était vraiment une guerre pour une idée. La seconde se livrait à des escarmouches et battait tout le pays et ce fut celle-là qui poussa une reconnaissance droit jusqu’à ma propre table de travail. C’était celle qui portait des faux-cols droits. À vrai dire, elle était venue rendre visite à ma femme dans une intention fort amicale, mais avec l’assurance martiale qui lui était habituelle. Elle pénétra dans mon cabinet de travail en brandissant sa canne… Non, tout de même, il ne faut pas que j’exagère. Ce n’est pas mon genre. Je ne suis pas un écrivain humoriste. Mais pour être véridique, ce dont je suis sûr, c’est qu’elle avait une canne à brandir. Ni mur ni fossé n’entourait ma demeure. La fenêtre était ouverte ; la porte était ouverte aussi à la meilleure amie de mon travail, la chaleur, au paisible soleil rayonnant sur la campagne qui s’étendait autour de moi, infiniment secourable. Mais à vrai dire, je n’avais pas su, depuis des semaines, si le soleil brillait sur la terre, et si, là-haut, les étoiles suivaient encore leur cours accoutumé. Je consacrais alors mes jours aux derniers chapitres de mon roman Nostromo, ce récit d’un littoral imaginaire, mais vrai récit que l’on mentionne encore de temps à autre, et à la vérité avec bienveillance, en y accolant parfois le mot échec », et parfois le mot étonnant ». Je n’ai pas d’opinion sur cette contradiction. C’est là une de ces divergences qu’il est impossible de réduire jamais. Tout ce que je sais, c’est que pendant vingt mois, négligeant les joies communes de la vie, qui sont la part des plus humbles d’entre nous sur cette terre, j’avais, comme le prophète de jadis, lutté avec le Seigneur » pour conquérir ma création, les pointes de la côte, les ténèbres du Golfe Placide, la lumière, sur les neiges, les nuages au ciel et le souffle de vie qu’il fallait communiquer à ces personnages d’hommes et de femmes, de Latins et d’Anglo-Saxons, de Juifs et de Gentils. Peut-être trouvera-t-on ces termes un peu forts, mais il est difficile de caractériser autrement la profondeur et la tension d’un effort créateur où l’esprit, la volonté et la conscience sont complètement engagés, heure après heure, jour après jour, loin du monde, et à l’exclusion de tout ce qui rend la vie réellement aimable et douce, – quelque chose dont on ne saurait trouver l’équivalent matériel que dans la sombre et infinie détresse d’un passage du Cap Horn vers l’Ouest, en hiver. Car cela aussi, c’est la lutte des hommes avec la puissance du Créateur, dans un grand isolement, sans aucune des douceurs ou des consolations de la vie, un combat solitaire que colore le sentiment d’une inégalité misérable, sans l’espoir d’aucune récompense équitable, pour le simple gain d’une longitude. Encore une certaine longitude, une fois atteinte, on ne peut plus vous la disputer. Le soleil et les étoiles et la forme de votre terre sont les témoins de votre gain tandis qu’une poignée de pages, si vôtres qu’elles puissent être, ne sont, en fin de compte qu’un obscur et discutable butin. C’est pourquoi échec », étonnant », faites votre choix les deux peut-être, ou aucun des deux, – rien que le frémissement de feuilles de papier qui vont disparaître dans la nuit, indistinctes, comme les flocons de neige d’une grande tourmente destinés à fondre au loin sous les rayons du soleil. — Comment allez-vous ? » C’était le salut de la fille du général. Je n’avais rien entendu, ni frou-frou, ni bruit de pas. J’avais eu seulement, un moment auparavant, une sorte d’avertissement du danger, j’avais eu le pressentiment d’une présence fâcheuse, – ce signe précurseur, rien de plus ; puis, parvinrent à mon oreille le son de cette voix et comme le choc d’une terrible chute faite d’une grande hauteur, – une chute, par exemple, du haut des nuages qui flottaient comme une gracieuse procession au-dessus de la campagne, dans la légère brise d’Ouest de cet après-midi de juillet. J’eus vite fait de me ressaisir, cela va de soi ; autrement dit, je sautai de ma chaise, étourdi et hébété, les nerfs tout frémissants de la souffrance de me sentir déraciné d’un monde et brusquement jeté dans un autre, – au reste, je fis montre de la plus parfaite civilité. — Tiens ! Comment allez-vous ? Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » Telles furent mes paroles. Ce souvenir horrible, mais, je vous assure, parfaitement vrai, vous en dira plus que ne le ferait tout un volume de confessions à la Jean-Jacques Rousseau. Remarquez bien que je ne me mis ni à m’emporter contre elle, ni à renverser les meubles ni à me jeter par terre en trépignant, ni à laisser voir de quelque autre façon que ce fût l’épouvantable étendue du désastre. Tout Costaguana le pays, vous vous en souvenez peut-être, où se passe mon récit, hommes, femmes, caps, maisons, montagnes, ville, campo il n’y avait pas une seule brique, pierre ou grain de sable de son sol que je n’eus placé de mes propres mains, toute l’histoire, la géographie, la politique, les finances, les richesses de la mine d’argent de Charles Gould et la splendeur du magnifique Capataz de Cargadores, dont le nom, poussé comme un cri dans la nuit, – le docteur Monygham l’entendit passer au-dessus de sa tête dans la voix de Linda Viola, – dominait encore, même après sa mort, le sombre golfe qui recélait ses conquêtes de fortune et d’amour, tout cela s’était effondré avec un effroyable craquement qui emplissait mes oreilles. Je sentais que je ne pourrais jamais en ramasser les morceaux, et c’est à ce moment même que je me pris à dire Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » La mer est une médecine violente. Voyez plutôt ce que peut faire l’école de la mer, fût-ce sur un navire marchand ! Cet épisode vous montrera sous un nouveau jour les marins anglais et écossais gens très caricaturés qui ont mis la dernière main à la formation de mon caractère. On n’est rien si l’on n’est modeste, mais dans ce désastre je crois avoir fait honneur à leur simple enseignement. Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » C’est assez bien hein ? très bien même. Elle s’assit. Son regard amusé parcourut la pièce. Des pages du manuscrit traînaient sur la table et sous la table ; il y avait sur une chaise des feuilles recopiées à la machine, des feuilles détachées avaient voltigé jusqu’à l’extrémité de la pièce il y avait là des pages vivantes, des pages raturées et balafrées, des pages mortes qu’on brûlerait à la fin de la journée, désordre d’un cruel champ de bataille, d’un long, long et désespéré combat. Long ! Je suppose que je m’étais mis au lit quelquefois et que j’avais dû me lever le même nombre de fois. Oui, je suppose que j’avais dormi, et que j’avais mangé la nourriture que l’on mettait devant moi et que j’avais causé sans incohérence avec mon entourage lorsqu’il l’avait fallu. Mais je n’avais jamais eu conscience du cours même de la vie quotidienne, que rendait pour moi facile et paisible une affection silencieuse, attentive, infatigable. Il me semblait, en vérité, être resté assis à cette table, dans le désordre d’un combat désespéré, pendant des jours et des nuits sans fin. Cette impression venait de la fatigue intense dont cette interruption m’avait donné conscience, – terrible désenchantement d’un esprit qui comprend soudain la futilité d’une énorme tâche, joint à une fatigue telle qu’aucun travail physique n’en pourrait donner une idée. J’ai porté des sacs de blé sur mon dos, presque plié en deux sous les poutres d’un pont de navire, de six heures du matin à six heures du soir avec un repos d’une heure et demie pour manger ainsi je peux savoir à quoi m’en tenir. Et j’aime les Lettres. Je suis jaloux de leur honneur et intéressé à la dignité et à la beauté de leur service. J’étais, plus que probablement, le seul écrivain que cette jeune dame eût jamais surpris dans l’exercice de son labeur, et j’étais au désespoir de ne pouvoir me rappeler ni quand, ni comment je m’étais pour la dernière fois habillé. Nul doute que l’essentiel y était. Il y avait heureusement dans la maison une paire d’yeux gris-bleus qui y veillait. Mais je me sentais en quelque sorte aussi sale qu’un lepero Gostaguana, après une journée de combat dans les rues, tout chiffonné et échevelé de la tête aux pieds. Et je crois bien que je clignais des yeux d’un air stupide. Tout cela était fâcheux pour l’honneur des Lettres et la dignité de leur service. Confusément, à travers la poussière de mon univers en ruines, je voyais la jeune femme regarder tout autour de la pièce avec une sérénité quelque peu amusée. Et elle souriait. De quoi diable souriait-elle ? Elle déclara négligemment — Je crains de vous avoir interrompu. — Pas du tout. » Elle accepta ma dénégation en toute bonne foi. Et c’était strictement vrai. Interrompu, en vérité ! Elle m’avait dérobé au moins vingt existences, chacune infiniment plus poignante et réelle que la sienne, parce qu’elles étaient nourries de passion, pénétrées de convictions, engagées dans de grandes affaires nées de ma propre substance pour une fin anxieusement méditée. Elle demeura un moment silencieuse, puis jetant un dernier regard circulaire sur le désordre de ce combat, elle me dit — Et vous restez comme cela à écrire votre…, votre… — Je… quoi ? Ah ! Oui, je reste ici toute la journée. — Ce doit être tout à fait délicieux. Je suppose que, n’étant plus très jeune, j’aurais pu en avoir une attaque ; mais elle avait laissé son chien près de la porte d’entrée, et le chien de mon petit garçon, qui parcourait le champ devant la maison, l’avait aperçu de loin. Il se précipita sur lui comme un boulet de canon, et le bruit du combat qui éclata soudain à nos oreilles fut plus qu’il n’en fallait pour éloigner tout risque d’apoplexie. Nous nous précipitâmes au dehors et nous séparâmes ces deux vaillants animaux. Après quoi, j’indiquai à cette jeune fille où elle retrouverait ma femme, juste après le tournant, sous les arbres. Elle fit un signe de tête et s’éloigna avec son chien, me laissant atterré devant la mort et la dévastation dont elle s’était si légèrement rendue coupable et tandis que le son terriblement révélateur du mot délicieux » résonnait encore à mon oreille. Je ne l’en accompagnai pas moins, plus tard, jusqu’à la barrière. Il me fallait bien être poli vingt existences dans un simple roman sont-elles une raison suffisante pour être impoli envers une dame ? mais surtout pour adopter l’excellent style de la Méthode Ollendorff, parce que je ne tenais pas à voir le chien de la fille du général combattre encore again avec le fidèle chien de mon petit garçon my infant son. Craignais-je que le chien de la fille du général pût vaincre overcome, le chien de mon enfant ? Non je ne craignais pas… Mais trêve de Méthode Ollendorff. Encore que fort bien appropriée et même inévitable quand il s’agit de cette dame, elle ne convient aucunement à l’origine, au caractère et à l’histoire du chien ; car ce chien avait été donné à mon petit garçon par un homme pour qui les mots avaient une tout autre valeur que dans la Méthode Ollendorff, un homme dont le génie indiscipliné montrait dans ses mouvements impulsifs la nature d’un enfant le plus sincère des écrivains impressionnistes et dont les admirables dons de sentiments directs et d’expression juste s’exprimèrent avec une belle sincérité et une conviction forte, sinon peut-être parfaitement consciente… Son art n’a pas obtenu, je le crains, tout le crédit que sa fraîche inspiration méritait. Je fais allusion ici au regretté Stephen Crane, l’auteur de The Red Badge of Courage, un ouvrage d’imagination qui eut son heure de célébrité à la fin du siècle dernier. Ce livre fut suivi de quelques autres, peu nombreux. Il n’eut pas le temps d’en écrire beaucoup. Il avait un talent personnel et complet, qui ne rencontra en général qu’un accueil envieux et quelque peu dédaigneux. En ce qui le concerne, on ne sait si l’on doit regretter sa mort prématurée. Comme un des hommes de l’équipage de son Open Boat, on sentait qu’il était de ceux à qui le destin permet rarement de faire un heureux atterrissage, après bien des labeurs et beaucoup d’amertume. J’avoue que je conserve une immuable affection pour cette figure énergique, mince, fragile, intensément vivante et éphémère. Il avait eu de l’amitié pour moi, même avant notre rencontre, à cause de la vigueur d’une ou deux pages de mon œuvre, et après que nous nous fûmes rencontrés, il m’est doux de penser qu’il eut encore de l’amitié pour moi. Il m’avait déclaré à plusieurs reprises avec le plus grand sérieux et même avec quelque sévérité qu’ un garçon doit avoir un chien ». Je soupçonne qu’il était choqué de me voir négliger sur ce point mes devoirs paternels. Toujours est-il qu’en fin de compte ce fut lui qui procura le chien. Quelque temps après, un jour qu’il venait de rester à jouer avec l’enfant pendant près d’une heure, il releva la tête et déclara avec fermeté J’enseignerai à votre fils à monter à cheval. » Cela ne devait pas être le sort ne lui en laissa pas le temps. Mais le chien est là un vieux chien maintenant. Large et bas sur ses pattes torses, avec une tête noire sur un corps blanc et une ridicule tache noire à son autre extrémité, il provoque, au cours de ses promenades, des sourires qui ne sont pas absolument malveillants. D’aspect à la fois grotesque et attrayant, il est d’humeur habituellement débonnaire, mais son tempérament se révèle soudainement combattif en présence d’individus de son espèce. Quand il est couché près du feu, la tête droite et le regard fixé vers les ombres de la pièce, il atteint à une noblesse d’attitude frappante dans la calme conscience d’une vie sans tache. Il a contribué à élever un bébé et maintenant, après avoir vu partir pour l’école l’enfant commis à sa charge, il en élève un autre avec le même dévouement consciencieux, mais avec une plus lente gravité d’allure, indice d’une plus grande sagesse et d’une plus mûre expérience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusqu’au cérémonial du berceau le soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit être à deux jambes que tu as adopté, et dans l’exercice de tes fonctions toute la maisonnée te traite avec tous les égards possibles, avec une infinie considération, – aussi bien que lorsqu’il s’agit de moi, seulement tu le mérites davantage. La fille du général te dirait que ce doit être tout à fait délicieux ». Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne t’a jamais entendu hurler de douleur c’est cette pauvre oreille gauche ! tandis qu’au prix d’une incroyable contrainte tu conserves une immobilité rigide de peur de renverser la petite créature à deux jambes. Elle n’a jamais vu ton sourire résigné lorsque ce même petit être à qui l’on demande sévèrement Qu’est-ce que tu fais encore à ce pauvre chien ? » répond, avec un grand et innocent regard Rien. Je l’aime seulement, Maman chérie ! » La fille du général ignore les conditions secrètes des tâches qu’on s’impose à soi-même, mon bon chien, la souffrance que renferme la récompense même d’une ferme contrainte. Mais nous avons vécu ensemble bien des années, nous avons vieilli aussi ; et, quoique notre tâche ne soit pas encore terminée, nous pouvons nous permettre de temps à autre de rêver un peu au coin du feu, de méditer sur l’art d’élever les enfants et sur le parfait délice d’écrire des romans, où tant de vies s’agitent aux dépens d’une vie qui, imperceptiblement, s’épuise. VI L’évocation d’une existence qui, outre le stage préliminaire de l’enfance et de la jeunesse, a eu deux développements très différents, et même deux éléments aussi différents que la terre et l’eau, comporte inévitablement une certaine naïveté. J’en ai conscience dans ces pages. Ce n’est pas par manière d’excuse que je le dis. À mesure que les années passent et que s’accroît le nombre des pages, le sentiment s’accroît aussi qu’on ne peut écrire que pour des amis. À quoi bon alors les mettre dans l’obligation de protester comme un ami ne saurait manquer de le faire qu’il n’est besoin d’aucune excuse, ou, peut-être, les amener à douter de votre discrétion ? Ne fût-ce que par égard pour ces amis qu’un mot ici, une ligne là, le bonheur d’une page bien inspirée et bien placée, une heureuse simplicité, ou même une non moins heureuse subtilité, a su tirer du sein de la multitude des lecteurs, comme on tire un poisson des profondeurs de la mer. Il est notoire que la pêche je parle de la pêche en haute mer est une question de chance. Quant à vos ennemis, ils s’arrangeront bien tout seuls. Il se trouve, entre autres, un certain critique, qui, pour me servir d’une image, ne manque pas une occasion de me piétiner. C’est une image qui manque évidemment de grâce, mais qui convient parfaitement à la circonstance, – à plusieurs circonstances même. Je ne sais pas exactement depuis combien de temps il se complaît à cet exercice intermittent, dont les saisons sont réglées par les usages du commerce de la librairie. Quelqu’un me le signala sous forme imprimée, s’entend il y a quelque temps de cela, et j’éprouvai immédiatement une sorte d’affection pour ce vigoureux personnage. Il ne laisse pas intact un pouce de ma substance, car la substance d’un écrivain c’est son œuvre, le reste de sa personne n’est qu’une ombre vaine, qu’on chérit ou qu’on haït pour des raisons qui ne relèvent pas de la critique. Pas un pouce ! Et pourtant le sentiment que j’éprouve n’est ni une sorte d’affectation ni de la perversité. Il a une origine plus profonde et, j’aime à croire, plus estimable que le caprice d’une sensibilité déréglée. Il est légitime, pour autant qu’il est né à regret d’une considération, de plusieurs considérations. Entre autres, cette vigueur qui est si souvent le signe d’un bon équilibre moral. C’est là une considération. Il n’est assurément pas très agréable de se voir piétiner de la sorte, mais la parfaite sincérité de cette opération, – par là même qu’elle implique non seulement une lecture attentive, mais une réelle pénétration de l’œuvre dont les défauts et les qualités, quels qu’ils puissent être, ne se trouvent pas, d’ordinaire, à la surface, – mérite quelque reconnaissance, car il peut arriver qu’on condamne une œuvre sans même prendre la peine de la lire. C’est bien ce qui peut arriver de plus insupportable à un écrivain qui aventure son âme parmi les critiques. Cela peut ne vous faire aucun tort sans doute, mais c’est désagréable. C’est désagréable comme de découvrir un bonneteur au milieu d’un groupe de braves gens dans un compartiment de troisième classe. La franche impudence d’une transaction qui exploite insidieusement la folie et la crédulité humaines, le boniment effronté qui trahit la supercherie tout en insistant sur l’honnêteté du jeu, provoquent en vous un sentiment d’infini dégoût. L’honnête violence d’un homme qui joue franc jeu, – même s’il ne souhaite que de vous terrasser, – peut sembler choquante, mais elle reste dans les limites de la décence. Si préjudiciable qu’elle puisse être, elle n’est, du moins, pas répugnante. On peut bien éprouver de l’estime pour l’honnêteté, même lorsqu’elle s’exerce aux dépens de votre misérable personne. Mais il est bien évident qu’un adversaire de ce genre ne se laissera pas arrêter par des explications, ni apaiser par des excuses. Si donc j’allais invoquer l’exception de la jeunesse pour excuser la naïveté qu’on trouvera dans ces pages, notre homme dirait vraisemblablement Ouais ! » et cela tout du long d’une furibonde colonne d’imprimerie. Et pourtant un écrivain n’a que l’âge de son premier livre, et en dépit des vaines apparences de décrépitude qui s’attachent à nous au cours de notre vie éphémère, je ne porte encore à mon front que la couronne de quinze courts printemps. Une fois admis qu’à un âge aussi tendre une certaine naïveté de sentiment et d’expression est fort excusable, je reconnaîtrai volontiers que, tout compte fait, le genre de vie que j’avais menée préalablement n’était guère la meilleure préparation possible à une existence littéraire. Je ne devrais peut-être pas employer le mot littéraire. Ce mot suppose des relations intimes avec les lettres, une tournure d’esprit et une manière de sentir auxquelles je ne saurais prétendre. Je n’ai pour moi que d’aimer les lettres ; mais l’amour des lettres ne fait pas plus un littérateur que l’amour de la mer ne fait un marin. Et il est très possible, après tout, que mon amour pour les lettres ressemble à l’amour qu’un littérateur peut ressentir pour la mer quand il la contemple du rivage, – théâtre d’un grand effort et de grands exploits qui changent la face du monde, route immense qui ouvre sur toutes sortes de contrées inconnues. Non, je ferais mieux probablement de dire que la vie de marin, – et je n’entends pas par là un simple essai, mais un nombre respectable d’années, quelque chose qui constitue réellement un service à la mer, – n’est pas, à tout prendre, une bonne préparation à une vie d’écrivain. Dieu me garde, pourtant, de paraître renier mes maîtres. Je suis incapable de cette sorte d’apostasie. J’ai fait l’aveu de ma piété pour leurs ombres dans trois ou quatre livres, et si un homme en ce monde a besoin, plus que tout autre, d’être sincère avec soi-même quand il songe à son salut, c’est bien certainement le romancier. Ce que je voulais dire, simplement, c’est que l’école de la mer ne vous prépare pas suffisamment aux assauts de la critique littéraire. Cela, et rien de plus. Mais ce défaut n’est pas sans gravité. Si l’on peut se permettre de déformer, d’intervertir, d’adapter et de gâter la définition que M. Anatole France a donnée d’un bon critique, on dira qu’un bon auteur est celui qui envisage, sans marquer ni joie ni peine extrême, les aventures de son âme au milieu des critiques. Loin de moi la pensée de vouloir persuader mon auditoire qu’à la mer il n’y a pas de critique. Ce serait malhonnête, et même impoli. On peut tout trouver à la mer, selon l’esprit qu’on y apporte lutte, paix, aventure, naturalisme des plus prononcé, idéal, ennui, dégoût, inspiration, – et toutes les occasions imaginables, y compris celle de se rendre ridicule, exactement comme dans la carrière littéraire. Mais à la mer la critique est d’un genre assez différent de celui de la critique littéraire. Ce qu’elles ont de commun c’est qu’en règle générale, dans l’un et l’autre cas, cela ne vaut pas la peine de répondre. Certes, vous pouvez, à la mer, trouver de la critique, et même de l’appréciation, – je vous dis qu’on peut tout trouver sur l’eau salée, – un genre de critique généralement impromptu, et toujours viva voce, ce qui la différencie très évidemment de l’opération littéraire analogue et lui donne, par là même, une fraîcheur et une vigueur qu’on ne trouve pas toujours dans les mots imprimés. Quant à l’appréciation, qui s’exprime à la fin, quand le critique et son objet sont sur le point de se séparer, il en va autrement. L’appréciation marine de vos humbles talents possède la permanence du mot écrit, mais rarement le charme de la variété son style est celui des formules. En cela le patron littéraire possède une supériorité sur l’autre, encore que lui aussi, il puisse employer et n’emploie souvent en effet que les mêmes termes Je puis recommander avec la plus vive estime ». Toutefois, il emploie d’ordinaire le mot Nous », la première personne du pluriel contenant on ne sait quel pouvoir occulte qui la rend particulièrement propre aux déclarations des critiques et des monarques. Je possède un certain nombre de ces appréciations marines, signées de divers capitaines ; elles jaunissent lentement dans le tiroir de gauche de ma table de travail et, quand je les feuillette avec révérence, elles font un bruit semblable à celui d’une poignée de feuilles sèches arrachées comme un tendre souvenir à l’arbre de la science. C’est étrange ! Il semble que ce soit pour ces bouts de papier, qui portent en tête les noms de quelques navires et sont signés des noms de quelques capitaines écossais et anglais, que j’ai affronté des explosions d’indignation, des moqueries et des reproches assez durs à supporter pour un garçon de quinze ans qu’on m’a accusé de manquer de patriotisme, de manquer de bon sens, de manquer de cœur aussi que j’ai connu les agonies de combats intérieurs et que j’ai versé bien des larmes secrètes que la beauté du col de la Furca n’a pas eu de charme pour moi et que, par allusion à la folie livresque du chevalier, je me suis vu traiter d’incorrigible don Quichotte ». Pour ce butin ! Ils frémissent, ces bouts de papier, – une douzaine environ en tout. Et ce faible bruit suffit à évoquer les souvenirs de vingt années, des voix d’hommes rudes qui ne sont plus, la voix forte des vents éternels, et le murmure d’un merveilleux sortilège, ce chuchottement de la grande mer qui a dû, je ne sais comment, parvenir jusqu’à mon berceau loin dans l’intérieur des terres et pénétrer dans mon oreille inconsciente, comme cette formule de la foi musulmane que les pères mahométans murmurent à l’oreille de leurs nouveau-nés en en faisant ainsi des croyants presque dès leur premier souffle. Je ne sais si j’ai été un bon marin, mais j’ai été un marin convaincu. Et, après tout, cette poignée de certificats de différents navires est là pour témoigner que toutes ces années n’ont pas été seulement un rêve. Ils sont là ces certificats, brefs, monotones, mais aussi évocateurs pour moi que la plus inspirée des pages qui puisse se rencontrer dans la littérature. Et pourtant, voyez-vous, on m’a appelé romantique. Ma foi ! je n’y puis rien ! Mais, attendez ! Je crois me rappeler qu’on m’a appelé aussi réaliste. Et comme cette accusation peut également s’expliquer, essayons de nous y conformer, coûte que coûte, ne fût-ce que pour changer. Je vous confierai donc modestement, et seulement parce que personne n’est là pour me voir rougir à la lumière de ma lampe, que ces certificats évocateurs de ma vie de marin renferment tous, sans exception, les mots Absolument sobre. » N’ai-je pas entendu qu’on murmurait poliment Voilà qui est bien élogieux, n’est-ce pas ? » Eh bien ! oui, c’est élogieux, je vous remercie. C’est au moins aussi élogieux de s’entendre assurer d’être sobre que d’être romantique, quoique de semblables certificats ne vous donneraient pas qualité pour être secrétaire d’une société de tempérance ni troubadour officiel de quelque seigneuriale institution démocratique du genre du Conseil municipal de Londres, par exemple. La prosaïque réflexion ci-dessus n’a pour but que de témoigner de la sobriété habituelle de mon jugement en ce qui concerne les affaires de ce monde. Si j’insiste là-dessus, c’est qu’il y a environ deux ans, un de mes contes ayant paru dans une traduction française, un critique parisien, – je suis presque sûr que c’était M. Gustave Kahn dans le Gil Blas, – me consacrant un bref compte rendu, résumait l’impression rapide que lui avaient faite les qualités de l’auteur, par ces mots un puissant rêveur. Je veux bien ! Qui donc irait discuter les mots d’un lecteur bienveillant ? Peut-être, toutefois, pas si rêveur que cela. Je prendrai la liberté d’affirmer que, soit à la mer, soit à terre, je n’ai jamais perdu le sens de la responsabilité. Il n’y a pas qu’une sorte d’ivresse. Même en présence des rêveries les plus séduisantes, je n’ai jamais perdu de vue cette sobriété de vie intérieure, cet ascétisme de sentiment, qui permettent seuls d’exprimer sans honte la forme nue de la vérité telle qu’on la conçoit, telle qu’on la sent. Ce n’est qu’une vérité indécente et pleurarde que celle qu’on emprunte à la puissance du vin. Je me suis efforcé d’être un travailleur sobre toute ma vie, toutes mes deux vies. Je l’ai fait par goût, sans aucun doute, ayant instinctivement horreur de perdre possession de moi-même, mais aussi par conviction artistique. Toutefois le droit chemin est bordé de tant de fondrières, qu’après avoir cheminé quelque temps et avoir éprouvé cette lassitude qu’un voyageur entre deux âges ne peut manquer de ressentir devant les quotidiennes difficultés du chemin, je me demande si j’ai toujours fidèlement observé cette sobriété qui contient la puissance, la vérité et la paix. Pour ce qui est de ma sobriété à la mer, elle est parfaitement attestée par la signature de plusieurs honorables capitaines qui, de leur temps, jouissaient de quelque réputation. Il me semble vous entendre murmurer poliment Sûrement cela va de soi. » Eh bien ! pas du tout. Cela ne va pas de soi. Pour cet auguste corps académique qu’est le Département de la Marine du Ministère du Commerce, rien ne va de soi, lorsqu’il s’agit de délivrer un brevet. Aux termes du règlement contenu dans le premier statut de la Marine Marchande, le mot sobre lui-même doit être bel et bien écrit, sans quoi un sac, une tonne, une montagne même de certificats, fussent-ils les plus enthousiastes, ne serviraient à rien. La porte des salles d’examen demeurerait close malgré vos instances et vos pleurs. Le plus fanatique partisan de la tempérance ne pourrait pas être d’une rectitude plus impitoyablement farouche que le Département de la Marine du Ministère du Commerce. Comme il m’a fallu affronter à plusieurs reprises tous les examinateurs du port de Londres de ma génération, on ne saurait mettre en doute la force et la constance de mon abstinence. Trois d’entre eux étaient des examinateurs de navigation, et il m’advint d’être livré aux mains de chacun d’eux, à de convenables intervalles de mon service à la mer. Le premier de tous, grand, maigre, la tête et la moustache toutes blanches, avec des manières tranquilles et aimables, et un air de douce intelligence, avait dû, il faut croire, être défavorablement impressionné par je ne sais quoi dans mon apparence. Joignant ses mains maigres sur ses jambes croisées, il me posa une question très simple d’une voix douce, puis continua, continua… Cela dura des heures et des heures. Si j’eusse été un étrange microbe capable de faire courir un danger mortel à la marine marchande, je n’aurais pas été soumis à un plus microscopique examen. Fort rassuré par son aspect bienveillant, j’avais d’abord répondu avec assurance. Mais, à force, j’eus l’impression que mon cerveau se stérilisait. Et cet impassible questionnaire se poursuivait, me communiquant le sentiment que d’indicibles siècles s’étaient écoulés en simples préliminaires. Je commençai alors à m’effrayer. Non pas que je craignisse d’être refusé, c’était là une éventualité qui ne se présentait même pas à mon esprit. Il s’agissait de quelque chose de bien plus grave et de plus étrange. Ce vieillard, me disais-je avec terreur, est si près de la tombe qu’il doit avoir perdu toute notion du temps. Il considère cet examen sous l’angle de l’éternité. C’est très joli pour lui. Il a fait son temps. Mais en sortant de cette pièce pour rentrer parmi les êtres humains je vais me retrouver un étranger, sans amis ; ma logeuse elle-même m’aura oublié, en admettant même qu’après cette interminable aventure je me rappelle encore mon chemin pour rentrer chez moi. Qu’on ne croie pas qu’il y ait là simple exagération verbale. Des pensées véritablement singulières me traversaient l’esprit tandis que je songeais aux réponses qu’il me fallait faire des pensées qui n’avaient rien à voir avec la navigation, ni même avec quoi que ce soit de raisonnable en ce monde. Je crois vraiment que par moments j’étais plongé avec ahurissement dans une sorte de langueur. À la fin il y eut un silence, qui me sembla aussi durer des siècles, tandis que, penché sur son bureau, l’examinateur, lentement et d’une plume silencieuse, remplissait mon certificat. Il me tendit la feuille de papier sans prononcer un mot et inclina gravement sa tête blanche pour répondre à mon salut… Une fois sorti de la pièce, je me sentis flasque comme un citron pressé, et dans sa cage de verre, le portier à qui je demandai mon chapeau et que je gratifiai d’un shilling me dit — Eh bien ! je croyais que vous ne ressortiriez jamais. — Combien de temps suis-je resté là ? » demandai-je faiblement. Il tira sa montre. — Il vous a gardé près de trois heures, Monsieur. Je ne crois pas que ce soit jamais arrivé avec l’un de ces messieurs auparavant. » Ce ne fut qu’une fois dehors que je commençai vraiment à respirer. Et comme l’animal humain est ennemi du changement et timide devant l’inconnu, je me surpris à me dire que vraiment cela me serait égal d’être examiné par le même homme une autre fois. Mais quand le moment vint de l’épreuve suivante, le portier me fit entrer dans une autre pièce, où se voyait l’attirail, – qui m’était maintenant familier, – de modèles de navires et de gréements, un tableau de signaux sur le mur, une longue table couverte de papiers officiels et qui portait à son extrémité un mât dégréé. L’unique occupant de cette pièce m’était tout à fait inconnu de vue, sinon de réputation celle-ci, à vrai dire, était exécrable. Petit et robuste, autant que j’en pouvais juger, vêtu d’un vieux veston brun, il se tenait accoudé de la main il s’abritait les yeux et il tournait presque le dos à la chaise que je devais occuper de l’autre côté de la table. Immobile, mystérieux, lointain, énigmatique, avec, en outre, quelque chose de triste dans son attitude, il rappelait cette statue de Julien je crois de Médicis, qui s’abrite le visage sur la tombe que sculpta Michel-Ange, encore que notre homme fût loin, très loin d’être beau. Il commença par essayer de me faire dire des sottises. Mais l’on m’avait prévenu de cette disposition diabolique et je me mis à le contredire avec beaucoup d’assurance. Au bout d’un moment il y renonça. Jusque-là cela allait bien. Mais son immobilité, ce gros coude appuyé sur la table, cette voix brusque et malheureuse, ce visage abrité et détourné devenaient de plus en plus impressionnants. Il resta un moment impénétrablement silencieux, puis me supposant à bord d’un navire d’une certaine grandeur, en mer, dans certaines conditions de temps, de saison, de lieu, etc., etc…, – tout cela parfaitement clair et précis, – il me commanda d’exécuter une certaine manœuvre. Je n’en étais encore qu’à la moitié, qu’il imagina une avarie au navire. À peine eussé-je triomphé de cette difficulté, qu’il en fit naître une autre, et quand je fus venu aussi à bout de celle-là, il me colla un autre navire devant moi, me mettant ainsi dans une très dangereuse situation. Je me sentais quelque peu irrité de cette ingéniosité à accumuler tant de difficultés sur un seul homme. — Je ne me serais certes pas mis dans de pareils draps, fis-je doucement. J’aurais vu ce navire auparavant. » Il ne fit pas le moindre mouvement. — Non, vous ne l’auriez pas vu. Un brouillard épais. — Ah ! j’ignorais, m’écriai-je d’un air confus. Je suppose qu’après tout je réussis à éviter la catastrophe, en me rapprochant suffisamment de la vraisemblance, et cette horrible chose prit fin. Il faut vous dire que le sujet de l’épreuve qu’il me faisait subir, était, paraît-il, le passage d’un navire rentrant à son port, – une sorte de passage que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi. Ce navire imaginaire semblait vraiment en proie à la plus tenace des malédictions. À quoi bon raconter en détail ses interminables infortunes qu’il me suffise de dire que bien avant la fin, j’aurais volontiers échangé ce navire-là contre le Vaisseau-Fantôme. En fin de compte, il me mit dans la Mer du Nord j’imagine et me gratifia d’une terre sous le vent semée de bancs de sable vraisemblablement la côte hollandaise. Comme distance 8 milles. L’évidence d’une si implacable animosité me priva de l’usage de la parole pendant au moins une demi-minute. — Eh bien ! » me dit-il, car, à vrai dire nous avions jusqu’alors marché bon train. — Il faut que je réfléchisse un peu, Monsieur. — Il ne semble pas qu’il y ait beaucoup de temps pour réfléchir, murmura-t-il d’un ton sardonique, de dessous sa main. — Non, Monsieur, répondis-je avec animation. Pas à bord d’un navire que je puis m’imaginer. Mais il s’est produit tant d’accidents sur celui-ci que je ne peux réellement pas me rappeler ce qui me reste pour manœuvrer. » Toujours à demi détourné et se cachant les yeux, il grogna, à ma grande surprise. — Vous vous en êtes très bien tiré. — Ai-je les deux ancres de bossoir, Monsieur ? lui dis-je. — Oui. Je me disposais alors, en dernière ressource pour le navire, à mouiller les deux ancres de la manière la plus efficace, quand son système infernal pour éprouver votre esprit d’initiative se mit de nouveau de la partie. — Mais il n’y a qu’un câble. Vous avez perdu l’autre. » C’était véritablement exaspérant. — Alors j’essaierais de les empenneler, s’il y a moyen, et de frapper le plus fort grelin du bord sur le bout de la chaîne avant de filer, et si ça cassait, ce qui est très probable, je laisserais courir. On n’aurait plus qu’à partir en dérive. — Rien d’autre à faire. Hein ? — Non, Monsieur, je ne vois rien d’autre. » Il eut un petit rire amer. — Vous pourriez toujours faire votre prière. » Il se leva, s’étira, et bâilla légèrement. Il avait un large visage blême, et antipathique. D’un ton bourru et ennuyé, il me posa les questions d’usage sur les feux et les signaux et je sortis de la pièce avec plaisir, – reçu ! Quarante minutes ! Et de nouveau je me trouvai dehors arpentant Tower Hill, où tant de braves gens avaient perdu la tête, faute probablement d’avoir assez de ressources pour la sauver. Et dans le fond de mon cœur je ne voyais aucune objection à affronter de nouveau cet examinateur quand viendrait le moment de la troisième et dernière épreuve, un an plus tard environ. J’espérais même que ce serait lui. Je savais maintenant à quoi m’en tenir sur lui, et quarante minutes ce n’est pas excessif, après tout. Oui j’espérais vraiment… Mais pas le moins du monde. Quand je me présentai pour passer l’examen de capitaine au long cours, l’examinateur qui me reçut était un petit homme replet, avec une figure ronde et douce, des favoris gris et frisés, et des lèvres fraîches et loquaces. Il commença l’opération par un bienveillant Voyons. Hum ! Si vous me disiez tout ce que vous savez sur les chartes-parties ». Et il continua jusqu’au bout dans ce style-là, se laissant aller en guise de commentaires à me raconter certaines circonstances de sa vie, puis s’interrompant brusquement et revenant à son affaire. C’était vraiment très intéressant. Dites-moi quelle est votre idée en fait de gouvernail de fortune ? » me demanda-t-il à brûle-pourpoint, après m’avoir raconté une anecdote instructive à propos d’une question d’arrimage. Je lui déclarai que je n’avais jamais à la mer fait l’expérience d’un gouvernail de fortune et je me contentai de lui donner deux exemples classiques, tirés d’un manuel. Il me décrivit en revanche un gouvernail de fortune qu’il avait inventé, il y avait bien des années, alors qu’il commandait un vapeur de tonnes. C’était, je l’avoue, le plus ingénieux expédient qu’on pût imaginer. Ça peut vous servir un jour », déclara-t-il en manière de conclusion. Vous allez passer dans la marine à vapeur, tout le monde y va maintenant. » En cela il se trompait. Je n’ai jamais, pour ainsi dire, appartenu à la marine à vapeur. Si je vis assez longtemps, je deviendrai une relique bizarre d’une époque de barbarie défunte, une sorte d’antiquité monstrueuse, le seul marin des âges barbares qui n’ait jamais, pour ainsi dire, appartenu à la marine à vapeur. Avant que l’examen n’eût pris fin, il me donna quelques détails fort intéressants sur le service des transports à l’époque de la guerre de Crimée. — C’est à peu près l’époque où l’usage des gréements en acier est devenu général, remarqua-t-il. J’étais un bien jeune capitaine à cette époque. Cela se passait avant votre naissance. — Oui, monsieur. Je suis de 1857. » — L’année de la Révolte, remarqua-t-il comme s’il se parlait à lui-même puis, élevant la voix, il ajouta que son navire se trouvait alors dans le golfe de Bengale et affrété par le gouvernement. » C’était évidemment dans le service des transports qu’il avait fait sa carrière, cet examinateur qui, à ma grande surprise, m’avait laissé entrevoir son existence, éveillant ainsi en moi le sentiment de la continuité de cette vie de la mer à laquelle, moi, j’étais venu du dehors, et donnant ainsi au mécanisme des rapports officiels un accent d’intimité humaine. Je me sentais adopté. Son expérience était un peu la mienne, comme s’il eût été mon ancêtre. Tandis qu’avec un soin laborieux il écrivait mon nom qui est long il n’a pas moins de douze lettres[13] sur la feuille de papier bleu, il remarqua — Vous êtes d’origine polonaise ? — Je suis né en Pologne, en effet, Monsieur. » Il posa sa plume et, se renversant en arrière, se mit à me regarder comme s’il ne m’avait pas encore vu. — Il n’y en a pas beaucoup de votre nationalité dans notre marine, n’est-ce pas ? Je ne me souviens pas d’en avoir jamais rencontré un, ni avant, ni après que j’eus quitté le service. Je ne me rappelle même pas avoir entendu parler d’un seul. Vous êtes des gens de l’intérieur, n’est-ce pas ? — Oui, en effet. » Et je lui dis aussi que nous étions éloignés de la mer non pas seulement par notre situation géographique, mais encore par l’absence complète de toutes relations, même indirectes, car nous n’étions pas une nation commerciale, mais purement agricole. Il me fit alors la singulière réflexion que j’étais venu de bien loin pour débuter dans la carrière maritime comme si la carrière maritime n’était pas précisément de celles qui vous entraînent loin de chez vous. Je lui répondis en souriant que, sans aucun doute, j’aurais pu trouver un navire beaucoup plus près de mon lieu de naissance, mais tant qu’à être marin, je m’étais dit que je serais un marin anglais et rien d’autre. C’était le résultat d’un choix délibéré. Il fit un petit signe de tête, et comme il continuait à me regarder d’un air interrogateur, je poursuivis et lui avouai qu’en venant, j’avais passé quelque temps dans la Méditerranée et aux Antilles. Je ne voulais pas me présenter dans la marine marchande anglaise tout à fait novice. À quoi bon lui dire que ma vocation avait été si forte que c’était à la mer qu’il m’avait fallu jeter ma gourme. Ce n’était là que l’exacte vérité, mais il n’aurait sans doute pas compris la psychologie un peu exceptionnelle de ma vocation maritime. — Je suppose que vous n’avez jamais rencontré un de vos compatriotes, à la mer, n’est-ce pas ? » J’avouai que cela ne m’était jamais arrivé. L’examinateur se laissait aller à bavarder. Quant à moi je n’avais aucune hâte à quitter la pièce. Pas la moindre. L’ère des examens était close. Jamais plus je ne reverrais cet aimable homme qui était mon ancêtre professionnel, une sorte de grand-père dans le métier. Au reste, il me fallait attendre qu’il me fît signe de me retirer ; il n’y semblait pas disposé. Comme il restait à me regarder en silence, j’ajoutai — Mais j’ai entendu dire qu’il y en avait un, il y a quelques années, qui servait comme mousse, à bord d’un navire de Liverpool, si je ne me trompe. — Comment s’appelait-il ? Je lui dis le nom. — Comment dites-vous cela ? demanda-t-il, écarquillant les yeux en entendant ces étranges consonances. Je répétai le nom très distinctement. — Comment écrivez-vous cela ? Je le lui épelai. Il hocha la tête devant l’impraticable nature de ce nom, et déclara — Il est aussi long que le vôtre, n’est-ce pas ? Je n’éprouvais aucune hâte. J’avais mon brevet de capitaine au long-cours, et pour en faire le meilleur usage possible toute la vie s’étendait devant moi. Cela me paraissait très long. Je me livrai tranquillement à un petit calcul mental et lui dis — Pas tout à fait. Deux lettres de moins, Monsieur. — Vraiment ! » L’examinateur me tendit à travers la table la feuille bleue revêtue de sa signature et se leva de sa chaise. Cela me paraissait mettre bien brusquement fin à nos relations et je me sentais presque peiné d’avoir à me séparer de cet excellent homme qui avait commandé un navire avant même que le murmure de la mer ne fût parvenu jusqu’à mon berceau. Il me tendit la main et me souhaita bonne chance. Il fit même quelques pas avec moi vers la porte, et termina par un bienveillant conseil. — Je ne sais pas quelles sont vos intentions, mais il faut aller dans la marine à vapeur. Quand un homme a obtenu son brevet de capitaine, c’est le moment. Si j’étais à votre place, j’irais dans la marine à vapeur. » Je le remerciai et derrière moi je refermai définitivement la porte sur l’ère des examens. Je ne m’éloignai pas en hâte comme les deux premières fois. C’est à pas lents que je traversai ce Tower Hill où avaient eu lieu bien des exécutions. Maintenant, me dis-je à moi-même, je suis bel et bien capitaine au long-cours de la marine anglaise. » Ce n’est pas que j’eusse une idée exagérée de ce modeste succès où cependant ni la chance ni aucune influence étrangère n’avaient eu la moindre part. Ce fait, satisfaisant et obscur en soi, avait pour moi une certaine signification idéale. C’était la réponse à certain scepticisme déclaré, et aussi à de fort peu aimables calomnies. Je m’étais justifié de ce qu’on avait prétendu n’être qu’une stupide obstination ou un fantasque caprice. Je ne dirai pas qu’un pays tout entier avait été bouleversé par mon désir d’aller à la mer. Mais pour un garçon de quinze à seize ans, assez sensible, l’agitation de son petit univers avait paru un événement considérable. Si considérable même, qu’assez absurdement les échos s’en prolongent encore jusqu’à maintenant. Je me surprends, dans des moments de solitude, à me rappeler les arguments et les reproches qui me furent opposés il y a trente-cinq ans par des voix qui se sont tues à jamais, et à trouver à répondre des choses qu’un enfant qu’on attaquait ne pouvait alors trouver, simplement à cause du caractère mystérieux que ses impulsions conservaient, même pour lui. Je ne parvenais pas plus à comprendre que ceux qui me demandaient de m’expliquer. Il n’y avait aucun précédent. Je crois vraiment que je suis le seul cas d’un enfant de ma nationalité et de mes antécédents, ayant aussi résolument rompu avec son entourage et ses associations. Car il faut comprendre qu’il n’y avait aucunement dans mon cas l’idée d’une carrière ». De la Russie ou de l’Allemagne il ne pouvait être question. Ma nationalité, mes antécédents rendaient la chose impossible. L’aversion n’était pas aussi vive pour le service autrichien, et j’ose dire que je n’aurais rencontré aucune difficulté à me faire admettre à l’École Navale de Pola. Il m’aurait fallu peut-être six mois de plus pour travailler l’allemand, mais je n’avais pas passé l’âge de l’admission, et pour le reste j’étais dans les conditions requises. On avait songé à cet expédient pour pallier mon extravagance, mais pas moi. Je dois dire qu’à cet égard on admit mon refus sans difficulté. Cet ordre de sentiments était assez compréhensible même pour le moins bienveillant de mes critiques. On ne me demanda pas d’explications là-dessus la vérité est que ce que j’envisageais n’était aucunement la carrière navale, mais là mer. Le seul moyen d’y parvenir, semblait-il, c’était par la France. J’en connaissais au moins la langue, et de tous les pays d’Europe c’est avec la France que la Pologne a le plus de rapport. On y avait des facilités pour veiller un peu sur moi, les premiers temps. On écrivit des lettres, on reçut des réponses, on fit des arrangements en vue de mon départ pour Marseille, où un excellent garçon nommé Solary, sur lequel on avait fini par mettre la main grâce à l’entremise de diverses relations en France, avait promis le plus gentiment du monde d’aider le jeune homme à trouver un navire convenable pour son premier départ, si, réellement, il avait envie de goûter de ce métier de chien[14]. C’est avec reconnaissance que j’assistai à tous ces préparatifs et si je n’en soufflai mot, ce que j’avais dit à mon dernier examinateur n’en était pas moins parfaitement vrai. Déjà la résolution déterminée que tant qu’à être marin, il me fallait être marin anglais » était formulée dans ma tête, quoique bien entendu en polonais. Je ne connaissais pas six mots d’anglais, et j’étais assez astucieux pour comprendre qu’il était préférable de ne rien dire de mes projets. On me considérait déjà comme à moitié fou, du moins parmi nos relations les plus éloignées. Le principal était de partir. Je mettais toute ma confiance dans la lettre fort civile que cet excellent Solary avait écrite à mon oncle, encore que je fusse un peu choqué de la phrase où il parlait du métier de chien. Ce Solary Baptistin, quand je le vis en chair et en os, se trouva être un tout jeune homme, de très bonne apparence, avec une jolie barbe noire coupée court, un teint frais et deux yeux noirs, doux et joyeux. Il était aussi jovial et aimable que pouvait le souhaiter un jeune garçon. Je dormais encore à poings fermés dans un modeste hôtel situé non loin du Vieux Port, après ce voyage fatigant via Vienne, Zurich et Lyon, quand il fit irruption dans ma chambre, ouvrit tout d’un coup les volets au grand soleil de Provence-et me gourmanda impétueusement d’être encore au lit à cette heure. Il m’effraya le plus plaisamment du monde, en m’objurguant à grand bruit d’avoir à me lever sur-le-champ et à partir sans délai pour une campagne de trois ans dans les mers du Sud. Ô mots magiques ! une campagne de trois ans dans les mers du Sud ! Ce fut un bien heureux réveil, et son amitié se montra infatigable mais il ne considéra jamais avec beaucoup de solennité la question de me trouver un navire. Il avait été à la mer lui-même, mais il l’avait quittée à l’âge de vingt-cinq ans, en voyant qu’il pouvait gagner sa vie à terre d’une manière beaucoup plus agréable. Il était apparenté à un nombre incroyable d’excellentes familles de Marseille, d’une certaine catégorie. Un de ses oncles était un courtier maritime très coté et en relation avec de nombreux navires anglais d’autres membres de sa famille étaient approvisionneurs de navires, voiliers, vendaient des chaînes et des ancres, étaient calfats, arrimeurs, charpentiers de navires. Son grand-père je crois était un grand dignitaire dans son genre le syndic des pilotes. Je me fis des relations parmi eux tous, mais surtout parmi les pilotes. La première journée que j’aie jamais passée entièrement sur l’eau salée ce fut en qualité d’invité, sur un grand bateau-pilote qui croisait parmi des récifs, par un temps brumeux et venté, pour guetter les voiles des navires ou la fumée des vapeurs qui pourraient apparaître au-delà du phare de Planier qui, comme un trait blanc, coupait perpendiculairement la ligne d’horizon balayée par le vent. Sous la désignation générale de le petit ami de Baptistin », je devins l’hôte de la corporation des pilotes et je pus à mon gré embarquer sur leurs bateaux, de nuit comme de jour. J’ai passé bien des jours, et bien des nuits aussi, à croiser ainsi avec ces rudes et braves gens, sous les auspices de qui commença mon intimité avec la mer. Bien des fois le petit ami de Baptistin vit leurs honnêtes mains jeter sur ses épaules le caban des marins de la Méditerranée, alors que, la nuit, sous la côte du Château d’If, nous guettions les lumières des navires. Leurs visages tannés par la mer, barbus ou rasés, maigres ou pleins, avec les yeux attentifs et ridés des pilotes, et parfois un mince anneau d’or au lobe d’une oreille poilue, se sont penchés sur mon enfance de marin. La première manœuvre que j’ai eu l’occasion d’observer ça été l’accostage des navires en mer, à toute heure, et par tous les temps. Ils me la montrèrent à satiété. Et plus d’une fois, dans quelque haute et sombre maison de la vieille ville, ils m’ont invité à m’asseoir à leur table hospitalière ; leurs femmes aux voix fortes et aux larges fronts m’ont servi la bouillabaisse dans des assiettes de grosse faïence, et j’ai causé avec leurs filles, de robustes filles avec des profils purs, de superbes chevelures noires coiffées avec un art compliqué, des yeux noirs, des dents éblouissantes de blancheur. Je me fis aussi des relations d’un tout autre genre. L’une d’entre elles, Mme Delestang, une fort belle dame qui avait un air impérieux et un port de statue, m’emmenait de temps à autre, sur le siège de devant de sa voiture, au Prado, à l’heure des élégants. Elle appartenait à une vieille famille aristocratique du Midi. Par sa langueur un peu hautaine elle me faisait penser à Lady Dedlock dans le Bleak House de Dickens, une des œuvres du maître pour laquelle je ressens depuis l’enfance une telle admiration, ou plutôt une affection si intense et si irraisonnée, que les faiblesses mêmes m’en sont plus précieuses que les qualités de beaucoup d’œuvres d’autres écrivains. Je l’ai lu je ne sais combien de fois, en polonais comme en anglais je l’ai encore relu l’autre jour et, par une interversion qui n’a rien de surprenant, Lady Dedlock, dans le livre, me rappelle énormément la belle Mme Delestang. Son mari tandis que je leur faisais face à tous deux, avec son nez fin et osseux, et sa physionomie parfaitement exsangue, étroite et comme emboîtée, pour ainsi dire, dans de courts favoris, n’avait rien du grand air » ni de la solennité de cour de Sir Leicester Dedlock. Il n’appartenait qu’à la haute bourgeoisie et c’était le banquier chez qui l’on m’avait ouvert un modeste crédit. C’était un royaliste si ardent, – ou plutôt si glacé, si momifié, – qu’il employait dans la conversation courante des tournures de phrases, contemporaines, pourrais-je dire, du bon roi Henri et quand il parlait d’argent, il comptait non pas en francs, comme le vulgaire troupeau de ces Français athées d’après la Révolution, mais, dans cette monnaie surannée, que sont les écus, – écus de toutes les unités monétaires du monde, – comme si Louis XIV dans sa royale splendeur se promenait encore par les jardins de Versailles, et comme si la direction des affaires maritimes était encore confiée aux soins de M. de Colbert. Vous admettrez que pour un banquier du dix-neuvième siècle, c’était là un caractère assez singulier. Fort heureusement à la banque qui occupait une partie du rez-de-chaussée de l’habitation des Delestang en ville, dans une rue silencieuse et ombragée on tenait les comptes en monnaie moderne, si bien que je n’eus jamais de difficulté à faire comprendre mes désirs aux graves et décoratifs employés, légitimistes je suppose qui ne parlaient qu’à demi-voix dans la perpétuelle pénombre de lourdes fenêtres grillées, derrière de sombres et anciens comptoirs, sous de hauts plafonds que soutenaient de lourdes corniches. Quand j’en sortais j’éprouvais toujours la sensation de franchir le seuil du temple d’une religion très digne mais parfaitement temporelle. C’était généralement dans ces occasions-là que, sous la porte cochère, Lady Ded…, je veux dire Mme Delestang, en apercevant le salut que je lui adressais, me faisait, avec une aimable autorité, signe d’approcher de la voiture et d’un ton de nonchalance amusée, déclarait Venez donc faire un tour avec nous. » À quoi le mari ajoutait C’est ça. Allons, montez, jeune homme. » Il me questionnait parfois, d’un air entendu mais avec une délicatesse et un tact parfaits, sur l’emploi de mon temps, et il ne manquait jamais d’exprimer l’espoir que j’écrivais régulièrement à mon très honoré oncle ». Je ne faisais aucun mystère de la façon dont j’employais mon temps, et j’imagine que mes récits naïfs à propos des pilotes ou autres gens, divertissaient Mme Delestang autant que cette ineffable dame pouvait trouver de divertissement au bavardage d’un jeune homme plein de ses nouvelles expériences parmi des gens étranges et d’étranges sensations. Elle n’exprimait aucune opinion et parlait fort peu avec moi ; et pourtant son portrait se trouve suspendu dans la galerie de mes souvenirs intimes, fixé là par un bref et fugitif épisode. Un jour, après que la voiture m’eut déposé au coin d’une rue, elle me tendit la main et d’une légère pression retint la mienne un moment. Tandis que son mari, immobile, regardait droit devant lui, elle se pencha en avant dans la voiture pour me dire, en mettant une très légère nuance d’avertissement dans son intonation languissante Il faut, cependant, faire attention de ne pas gâcher sa vie. » Je n’avais jamais vu son visage si près du mien auparavant. Le cœur m’en battit un peu et j’en demeurai pensif toute la soirée. Certes, il faut, après tout, faire attention de ne pas gâcher sa vie. Mais elle ne savait pas, – personne ne pouvait savoir, – combien ce danger-là me semblait impossible. VII Se peut-il que quelque grave extrait d’un ouvrage d’économie politique apaise, modère, transforme en une froide intuition de l’avenir les transports d’un premier amour ? Cela se conçoit-il, je vous le demande ? Est-ce possible ? Serait-ce convenable ? Le pied sur le bord même de la mer et, me voyant sur le point d’embrasser le plus cher de mes rêves, quel sens pouvait bien avoir pour ma juvénile passion le bien veillant conseil de ne pas gâcher ma vie ? C’était le plus inattendu, et le dernier aussi, des nombreux conseils que j’avais reçus. Il me paraissait très bizarre, et prononcé comme il l’était, en présence même de mon enchanteresse, ce me semblait être la voix de la sottise, la voix de l’ignorance. Mais je n’étais ni assez endurci ni assez sot pour n’y pas reconnaître aussi la voix de la bonté. En outre le caractère vague de ce conseil que pouvait, en effet, bien signifier cette phrase gâcher sa vie » ? retenait l’attention par son air de profondeur sagace. En tout cas, comme je l’ai déjà dit, les paroles de la belle Mme Delestang me laissèrent rêveur toute la soirée. J’essayai de comprendre ce fut en vain, car je n’envisageais pas la vie comme une entreprise que l’on pouvait mal conduire. J’abandonnai mes réflexions un peu avant minuit, heure à laquelle, sans être hanté ni par les fantômes du passé ni par une vision de l’avenir, je descendis jusqu’au quai du Vieux-Port rejoindre le bateau-pilote de mes amis. Je savais où il attendait ses hommes, derrière le Fort, dans un petit canal, à l’entrée du port. Les quais déserts semblaient très blancs et secs dans ce clair de lune, et comme gelés par l’air vif de cette nuit de décembre. Un ou deux rôdeurs s’esquivaient sans bruit un douanier, à allure militaire, le sabre au côté, arpentait le quai, juste sous les beauprés d’une longue rangée de navires, amarrés par l’avant, face au long mur légèrement cintré de hautes maisons qui semblaient ne former qu’un seul bâtiment immense et abandonné, avec d’innombrables fenêtres bien closes. Seul, çà et là, un petit café à matelots jetait une lueur jaune sur le reflet bleuté des pavés. En les longeant, on entendait à l’intérieur un murmure de voix, – rien de plus. Comme tout était tranquille sur ces quais, cette dernière nuit que je passai à la mer avec les pilotes de Marseille ! Aucun bruit de pas, sauf le mien, aucun soupir, pas même le confus écho de l’habituelle débauche qui allait son train dans d’innommables ruelles de la vieille ville, ne parvenait à mon oreille, – et soudain, dans un terrible tintamarre de vitres et de ferraille, l’omnibus de la Joliette qui faisait son dernier voyage de la journée tourna le coin du mur qui fait face à la masse anguleuse et caractéristique du Fort Saint-Jean. Ses trois chevaux attelés de front trottaient en faisant sonner le pavé sous leurs sabots, et la bruyante machine jaune brinquebalait violemment à leur suite, fantastique, éclairée, parfaitement vide, avec son conducteur, apparemment endormi sur son siège branlant, dominant ce singulier tapage. Je m’aplatis haletant contre le mur. Puis après avoir fait quelques pas à tâtons dans l’ombre du fort qui projetait sur le canal une obscurité plus profonde que celle d’une nuit nuageuse, j’aperçus la faible lumière d’une lanterne posée sur le quai et distinguai des silhouettes emmitouflées qui, de divers côtés, se dirigeaient vers elle. Ce sont les pilotes de la troisième compagnie qui se hâtent pour embarquer. Trop endormis pour causer ils montent à bord en silence. Mais on entend quelques grognements et un énorme bâillement. L’un d’eux soupire avec lassitude et lance un Ah ! coquin de sort ! » Le patron de la troisième compagnie il y avait à cette époque, je crois, cinq compagnies de pilotes est le beau-frère de mon ami Solary Baptistin, c’est un homme de quarante ans, large de poitrine, avec de robustes épaules, et un regard franc et pénétrant qui cherche sans cesse votre regard. Il m’accueille à demi-voix avec un cordial Hé ! l’ami. Comment va ? » Avec sa moustache coupée, sa large figure ouverte, empreinte d’une expression énergique et placide à la fois, c’est un beau spécimen du Méridional calme. Car il y a un type méridional chez lequel la volatile passion du Midi se transforme en une calme énergie. Il est blond, mais personne ne le prendrait pour un homme du Nord, même à la faible lueur de la lanterne posée sur le quai. Il vaut une douzaine de Normands ou de Bretons ordinaires d’ailleurs, sur toute l’étendue des rivages de la Méditerranée, on n’en trouverait pas une demi-douzaine de sa trempe. Debout près de la barre, il tire sa montre de dessous sa grosse veste et se penche pour la regarder à la lumière que la lanterne projette dans le bateau. C’est l’heure. De sa voix au timbre agréable il commande tranquillement Larguez. » Un bras s’allonge immédiatement et retire la lanterne du quai, puis d’une pesée régulière, quatre lourds avirons font glisser, hors de l’ombre immobile du Fort, le gros bateau chargé de ses hommes. L’eau de l’avant-port étincelle sous la lune comme si on y avait jeté des millions de sequins, et la longue jetée blanche luit comme une lourde barre d’argent. Avec un grincement de poulies et un glissement soyeux, la voile se remplit d’une petite brise si pénétrante qu’elle pourrait provenir de cette lune glacée, et le bateau, quand cesse le bruit des avirons qu’on rentre, semble au repos, entouré d’un mystérieux murmure si faible et si peu terrestre que ce pourrait être le bruissement des rayons de la lune étincelante qui ruisselle comme une averse sur cette mer dure, lisse, sans ombre. Je me rappelle parfaitement cette dernière nuit passée avec les pilotes de la troisième compagnie. J’ai depuis lors connu le charme des clairs de lune sur des mers et des côtes variées, des côtes de forêts, de rochers, de dunes, – mais jamais magie si parfaitement révélatrice d’un caractère insoupçonné, comme si l’on pouvait contempler la nature mystique des choses matérielles. Des heures durant, je crois, l’on n’échangea pas une parole à bord de ce bateau. Assis sur deux rangs en face l’un de l’autre, les pilotes sommeillaient, les bras croisés, le menton sur la poitrine. Ils portaient des coiffures des plus variées des casquettes de drap, de laine, de cuir, à oreilles, à glands, un ou deux pittoresques bérets ronds abaissés sur les yeux et un vieux grand-père, à figure osseuse et rasée, avec un nez crochu, portait un manteau à capuchon qui lui donnait l’air d’un moine que menait Dieu sait où cette silencieuse compagnie de marins, – tranquilles comme des morts. Les doigts me démangeaient de tenir la barre et au moment voulu mon ami, le patron, me la confia, comme le cocher de la famille laisse un gamin tenir les rênes, pendant une partie du chemin qui n’offre aucun danger. Une grande solitude nous entourait les îlots en avant, Monte-Cristo et le Château d’If, en pleine lumière, semblaient flotter vers nous, tant était régulière et imperceptible la marche de notre bateau Tenez-le dans le sillage de la lune », me murmura tranquillement le patron en s’asseyant pesamment à l’arrière et en cherchant sa pipe. Le stationnement des pilotes, par un temps comme celui-là, n’était qu’à un mille ou deux à l’Ouest des îlots et bientôt, comme nous approchions de l’endroit, le bateau que nous allions relever nous apparut soudain qui rentrait, coupant, noir et sinistre, le sillage de la lune sous une aile noire, tandis que notre voile devait leur apparaître comme une vision de blancheur rayonnante. Sans changer notre marche le moins du monde, nous glissâmes à une longueur d’aviron l’un de l’autre. Du bateau qui venait à notre rencontre nous parvint un appel traînant et sardonique. Instantanément, comme par enchantement, notre douzaine de pilotes se mit sur pied, d’un coup. Une incroyable babel d’exclamations railleuses éclata, échange de propos joyeux, animés et volubiles qui dura jusqu’à ce que nos arrières fussent à hauteur, leur bateau brillant maintenant à nos yeux, avec sa voile étincelante, tandis que pour eux nous devenions une barque noire qui s’éloignait sous une aile sombre. Cet extraordinaire tapage cessa presque aussi soudainement qu’il avait commencé ; d’abord l’un d’eux en eut assez et reprit sa place, puis ce fut un autre, puis trois ou quatre à la fois, et quand avec des murmures et des rires étouffés tout ce bruit eut cessé, on en entendit qui riaient encore sous cape. Le grand-père semblait s’amuser beaucoup au fin fond de son capuchon. Il ne s’était pas joint aux autres pour lancer des plaisanteries, il n’avait pas fait le moindre mouvement. Il était resté tranquillement à sa place au pied du mât. J’avais entendu dire, depuis longtemps qu’il avait le rang de matelot léger dans la flotte qui, de Toulon, avait fait voile pour la conquête de l’Algérie en l’an de grâce 1830. Et, à vrai dire, j’avais pu voir et examiner à loisir un des boutons de son caban rapiécé, le seul bouton de cuivre qui s’y trouvât et qui portait, gravés, les mots Équipages de ligne. Cette sorte de bouton a disparu, si je ne me trompe, en même temps que le dernier des Bourbons. Je l’ai conservé du temps de mon service », m’expliqua-t-il en agitant sa frêle tête de vautour. Il n’avait vraisemblablement pas ramassé cette relique dans la rue. Il paraissait certainement assez vieux pour avoir combattu à Trafalgar, ou du moins pour y avoir été petit servant de gargousse. Peu de temps après que j’eus fait sa connaissance il m’avait raconté dans un jargon franco-provençal et d’une mâchoire édentée et branlante, que quand il était un galopin pas plus haut que ça », il avait vu l’empereur Napoléon à son retour de l’île d’Elbe. C’était la nuit, racontait-il assez vaguement et sans y mettre la moindre animation, à un endroit en pleine campagne entre Fréjus et Antibes. On avait allumé un grand feu près d’un croisement de routes. La population de plusieurs villages s’y était réunie, vieux et jeunes, jusqu’à des enfants dans les bras, parce que les femmes s’étaient refusées à rester chez elles. De grands soldats coiffés d’énormes bonnets à poil, formaient le cercle face à tous ces gens, en silence ; leurs yeux graves et leurs grosses moustaches suffisaient à tenir tout le monde à distance. Lui, comme un impudent petit galopin », il s’était faufilé parmi la foule, et avait rampé sur les mains et les genoux aussi près qu’il l’avait pu des jambes d’un grenadier, et là il avait aperçu, debout et absolument immobile dans la clarté du feu un petit homme gras, coiffé d’un tricorne, boutonné dans un long manteau droit, avec une grosse figure pâle inclinée sur une épaule, et qui avait un peu l’air d’un prêtre. Il avait les mains derrière le dos… Il paraît que c’était l’Empereur », ajoutait l’ancien avec un léger soupir. À plat-ventre par terre, le gamin contemplait ce spectacle de tous ses yeux, quand mon pauvre père », qui avait couru partout à la recherche de son enfant, fondit sur lui et le tira de là par l’oreille. Ce récit avait bien l’air d’un souvenir authentique. Je l’entendis à plusieurs reprises, dans les mêmes termes. Le grand-père m’honorait d’une prédilection spéciale, quelque peu embarrassante. Les extrêmes se touchent. Il était l’aîné de beaucoup de cette Compagnie, dont j’étais temporairement le bébé d’adoption, si je puis dire. Personne ne pouvait se rappeler depuis quand il était pilote trente, quarante ans. Lui-même n’en était pas sûr, mais on pourrait le savoir, déclarait-il, d’après les archives du bureau du pilotage. Il y avait des années qu’il était retraité, mais il sortait avec les pilotes par la force de l’habitude, et comme mon ami le patron de la Compagnie me le confia une fois dans un murmure Le vieux ne fait pas de mal. Il ne nous gêne pas. » Ils le traitaient avec une déférence bourrue. De temps à autre l’un d’entre eux lui faisait une remarque, mais personne ne faisait réellement attention à ce qu’il pouvait dire. Il avait survécu à sa force, à son utilité, à sa sagesse. Il portait de longs bas verts tirés jusqu’au-dessus du genou par-dessus son pantalon, une espèce de bonnet de nuit en laine sur son crâne chauve et des sabots aux pieds. Sans son caban à capuchon il avait l’air d’un paysan. Une douzaine de mains se tendaient pour l’aider à descendre dans le bateau, mais ensuite on l’abandonnait à ses pensées. Il ne faisait naturellement aucun travail, sauf parfois de démarrer quelque filin quand on lui criait Hé, l’Ancien ! larguez donc le bout, là, à votre main. » Ou quelque chose de facile dans ce genre. Personne ne prêta la moindre attention au vieux qui riait sous cape dans les profondeurs de son capuchon. Il continua encore longtemps avec un plaisir intense. Il avait évidemment conservé intacte cette innocence d’esprit qui s’amuse d’un rien. Mais quand il eut épuisé son hilarité, il affirma, d’une voix chevrotante Faut pas compter faire grand’chose par une nuit comme ça ! » Personne ne releva sa remarque. C’était évident. On ne pouvait pas s’attendre à voir un voilier rentrer au port par une pareille nuit de rêveuse splendeur et de paix spirituelle. Il nous faudrait tirer des bordées nonchalamment dans les limites fixées de notre stationnement, et à moins qu’une brise fraîche ne se levât avec le jour, nous débarquerions avant le lever du soleil sur un petit îlot qui, à deux milles de nous brillait comme un morceau de clair de lune pétrifié, afin d’y casser une croûte et de boire un coup de vin à même la bouteille ». L’opération m’était familière. Le robuste bateau, délesté de son équipage, nicherait son flanc à même le rocher, – tant est parfaite la douceur unie de la mer classique, dans ses bons jours. Une fois la croûte cassée et avalée la gorgée de vin – ce n’était littéralement pas plus que cela avec cette race sobre, – les pilotes passeraient leur temps à taper du pied sur les dalles salées par la mer et à souffler dans leurs doigts gourds. Un ou deux misanthropes s’en iraient se percher sur des rochers, comme des oiseaux de mer à allure humaine et à goûts solitaires ; les plus sociables échangeraient des racontars par petits groupes gesticulants et toujours l’un de mes hôtes fouillerait l’horizon vide avec le tube de cuivre de la longue-vue, un objet lourd et d’apparence meurtrière qui appartenait à la collectivité et qui ne cessait de passer de main en main. Puis vers midi c’était un jour de service court, – le service long durait vingt-quatre heures, une autre équipe de pilotes viendrait nous relever, et nous mettrions le cap sur le vieux port Phénicien, que dominait et surveillait du haut d’une aride colline d’un gris de poussière, la masse à raies rouges et blanches de Notre-Dame de la Garde. Tout se passa comme je l’avais prévu dans la plénitude de ma très récente expérience. Mais il arriva en outre quelque chose que je n’avais pas prévu, quelque chose qui me fait encore me souvenir de ma dernière sortie avec les pilotes. C’est ce jour-là que ma main toucha, pour la première fois, le flanc d’un navire anglais. Aucune brise fraîche ne s’était levée avec l’aube, l’air était devenu seulement un peu plus vif à mesure que le ciel vers l’Est, de plus en plus brillant et vitreux, s’était éclairé d’une lueur nette et incolore. Nous étions tous sur l’îlot quand la longue-vue découvrit un vapeur, un point noir gros comme un insecte posé sur la ligne nette de l’horizon. Rapidement on le vit émerger jusqu’à sa ligne de flottaison et il montra bientôt une coque élancée d’où partait un long panache de fumée incliné dans le sens opposé au soleil levant. Nous embarquâmes en hâte, et nous nous élançâmes sur notre proie, mais nous n’avancions guère qu’à trois milles à l’heure. C’était un gros cargo, d’un type qu’on ne rencontre plus à la mer, avec une coque noire, une superstructure basse, peinte en blanc, trois mâts puissants et de nombreuses vergues à sa misaine deux hommes se tenaient à l’énorme roue de la barre, – le gouvernail à vapeur n’était pas encore d’un usage courant, – et sur la passerelle, on distinguait en outre trois gros hommes vêtus d’épaisses vestes bleues, avec des visages rouges emmitouflés, et des bonnets en pointe, – tous les officiers du bord probablement. Il y a des navires que j’ai rencontrés plus d’une fois et que j’ai bien connus de vue, mais dont j’ai oublié les noms mais celui de ce navire que je n’ai vu qu’une fois il y a si longtemps, dans la rose clarté d’un froid et pâle lever de soleil, je ne l’ai jamais oublié. Comment l’aurais-je pu ! le premier navire anglais sur le flanc duquel j’eus jamais posé ma main ! Son nom, – j’en lus chaque lettre à l’avant du navire, – était James Westoll. Pas très romanesque, me direz-vous. Le nom d’un armateur du Nord, un armateur considérable, bien connu et universellement respecté. James Westoll ! Quel meilleur nom un honorable et laborieux navire aurait-il pu porter ? Le groupement même de ses lettres éveille encore en moi le sentiment romanesque que j’éprouvai en présence de ce navire immobile, et qui empruntait une grâce idéale à l’austère pureté de la lumière. Nous nous trouvions alors tout près du vapeur et d’une soudaine impulsion je m’offris à descendre dans le canot qui devait mettre le pilote à bord, tandis que notre bateau, poussé par ce faible souffle que nous avions eu durant toute la nuit, glissait près du flanc noir et luisant du navire. Quelques coups d’aviron nous mirent au long du bord, et ce fut alors que, pour la première fois de ma vie, je m’entendis adresser la parole en anglais, ce langage de mon choix secret, de mon avenir, des longues amitiés, des profondes affections, des heures de labeur et des heures de loisir, et des heures solitaires aussi, des livres lus, des pensées poursuivies, des émotions remémorées, – et même de mes rêves ! Et après l’avoir vu façonner cette part de moi-même qui ne peut dépérir si je n’ose le revendiquer comme mien, c’est du moins, en tout cas, le langage de mes enfants. C’est ainsi que de petits événements deviennent mémorables avec le temps. Quant à la qualité des paroles qu’on m’adressait, je ne peux pas dire qu’elle fut particulièrement frappante. Trop peu nombreuses pour atteindre à l’éloquence et d’une intonation dépourvue de charme, elles consistaient exactement en trois mots Look out there ! que grognait au-dessus de ma tête une voix enrouée. Elles provenaient d’un individu gros et gras il avait un double menton manifeste et poilu, vêtu d’une chemise de laine bleue et d’un vaste pantalon tiré très haut jusqu’à la poitrine, par une paire de bretelles parfaitement visibles. Comme il n’y avait pas de bastingage à l’endroit où il se trouvait, mais seulement une barre et des épontilles, je pus embrasser d’un coup d’œil sa volumineuse personne depuis les pieds jusqu’au sommet d’un chapeau mou noir, posé comme un absurde cône à rebords sur sa grosse tête. L’aspect massif et grotesque de cet homme je pense que ce devait être le lampiste me surprit beaucoup. Le cours de mes lectures, de mes rêves, de mon désir de la mer ne m’avait pas préparé à rencontrer un frère d’armes de ce genre. Je n’ai jamais revu pareille silhouette si ce n’est dans les illustrations des fort divertissants récits de chalands et de caboteurs qu’a publiés M. W. W. Jacobs mais le talent que M. Jacobs apporte à plaisanter de pauvres et innocents marins, dans une prose qui, si extravagante qu’en soit la joyeuse intention, est toujours artistiquement adaptée à la vérité d’observation, n’existait pas encore. Peut-être M. Jacobs lui-même n’était-il pas encore de ce monde. Je suppose que s’il avait fait rire sa nourrice, c’était à peu près tout ce qu’il lui avait été donné d’accomplir à cette époque lointaine. Aussi, je le répète, je ne pouvais vraiment pas être préparé à la vue de ce matelot enroué. L’objet de son bref discours était d’attirer mon attention sur un bout de filin qu’il me lança incontinent. Je le saisis, quoique vraiment ce ne fût pas nécessaire, le navire à ce moment n’ayant plus de mouvement. Ensuite, tout se passa très rapidement. Le canot arriva, heurtant légèrement le flanc du vapeur le pilote, empoignant l’échelle de corde, avait déjà grimpé la moitié des échelons avant même que je me fusse aperçu que notre tâche était terminée le tintement étouffé du télégraphe de la chambre des machines vint frapper mon oreille à travers la plaque de tôle mon compagnon dans le canot me pressait de déborder et quand je m’appuyai sur le flanc lisse du premier navire anglais que j’eusse jamais touché de ma vie, je le sentis déjà qui palpitait sous ma paume. Il vint légèrement à l’Ouest, pour mettre le cap sur le minuscule phare de la jetée de la Joliette qui, dans le lointain, se détachait à peine contre la terre. Le canot dansa dans le clapotement du sillage et, me retournant sur mon banc, je suivis des yeux le James Westoll. Avant qu’il n’eût fait un quart de mille il hissa son pavillon comme le prescrivent les règlements de port à l’arrivée et au départ des navires. Je le vis soudain qui flottait à son mât. Le Pavillon Rouge[15] ! Dans l’atmosphère translucide et incolore qui baignait tout ensemble les masses fauves et grises de cette côte méridionale, les îlots livides, la mer d’un bleu pâle et vitreux sous le ciel pâle et vitreux de ce froid lever de soleil, c’était, – aussi loin que l’œil pouvait atteindre, – la seule tache de couleur vive, semblable à une flamme, intense, et bientôt aussi minuscule que cette petite étincelle rouge que le reflet concentré d’un grand feu allume au cœur d’un globe de cristal. Le Pavillon Rouge ! chaud morceau d’étamine, flottant au loin sur les mers, symbolique et protecteur, et qui devait être, pendant tant d’années, l’unique toit au-dessus de ma tête. jus de raisin 50 cl vin rouge 40 cl sucre 750 g cannelle 1 bâton citron 1 eau de vie 15 cl 1 Dans une bassine à confiture faire mijoter le jus de raisin et le vin rouge, ajouter le bâton de cannelle et quelques rondelles de citron, laisser infuser quelques minutes. 2 Hors du feu retirer le citron et la cannelle avant d'ajouter le sucre, bien remuer pour le faire fondre puis remettre sur le feu, ajouter l'eau-de-vie, porter à ébullition en remuant régulièrement 3 Laisser bouillir jusqu'au point de prise,mettre en bocaux stérilisés et chauds et fermer. 4 Cette gelée accompagne très bien les viandes chaudes et les purées. Astuces Réalisez en 4 étapes cette recette de Gelée de vin avec CuisineAZ. Pour en savoir plus sur les aliments de cette recette de confiture, rendez-vous ici sur notre guide des aliments. Recettes similaires Haut de page Accueil > Recettes > Gelée de vin rouge0/50 commentaires1/120 min•très facile•bon marchéIngrédients1litre1 dl de vin rouge puissant1 branche de romarin frais1 de poivre noir concassé90 g de sucre gélifiantEn cliquant sur les liens, vous pouvez être redirigé vers d’autres pages de notre site, ou sur simplement vos courses en drive ou en livraison chez vos enseignes favoritesUstensiles1 EntonnoirLes meilleurs entonnoirs1 casseroleTop 3 des batteries de casseroles1 Top 5 des meilleures passoires16,90€1 balance de cuisineTop des meilleures balancesEn cliquant sur les liens, vous pouvez être redirigé vers d’autres pages de notre site, ou sur total 20 minPréparation15 minRepos-Cuisson5 minÉtape 1Porter le vin à ébullition avec le romarin et le poivre. Étape 2Le passer à la passoire. Étape 3Remettre le vin dans une casserole. Étape 4Ajouter le sucre et laisser bouillir 3 mn. Étape 5Laisser toutes les recettesNote de l'auteur Accompagne à merveille la chasse. »C'est terminé ! Qu'en avez-vous pensé ?Ajouter ma photoDonnez votre avisGelée de vin rougeSoif de recettes ?On se donne rendez-vous dans votre boîte mail !Découvrir nos newslettersPoires et gelée de vin rouge épicéGelée de vin blanc aux épicesGelée de vin de SauternesPLUS DE RECETTESGelée de vin blanc au piment d'EspeletteTerrine de porc en gelée de vin blancVerrines de fraise sur gelée de vinGelée de groseillesGelée de coingFondue vigneronne au vin rougeGelée de framboises Sauce échalote au vin rougePoulet au vin rougeFraises au vin rougeLapin en geléeCanard en cocotte au vin rougeDiots au vin rouge Lapin aux champignons et au vin rougeCrème de cassis au vin rougeMagrets de canard au vin rouge et aux poiresGelée de coingsBolognaise mijotée au vin rougeMarmiton magEt si vous vous abonniez ?C’est la meilleure façon de ne rater aucun numéro, de faire des économies et de se régaler tous les deux mois En plus vous aurez accès à la version numérique pour lire vraiment les super offres

avec quoi manger de la gelée de vin